Notre série de rencontres avec les dirigeants de grandes écoles se poursuit aujourd’hui avec l’ISEP, Ecole d’ingénieurs du numérique et nous échangeons avec son Directeur Général, Mr Dieudonné Abboud.
C’est quoi l’ISEP ? « L’ISEP forme les ingénieurs d’aujourd’hui et de demain, dans les domaines clés du numérique : Informatique & Cybersécurité – Électronique & Robotique – Télécommunications & Internet des Objets (IoT) – Imagerie & Santé – Intelligence Artificielle »
De manière globale, quelles sont les valeurs de l’ISEP et les avez-vous faites évoluer en fonction du contexte actuel ?
Notre mission principale est de former des ingénieurs généralistes qui couvrent un peu toutes les composantes numériques, des ingénieurs professionnels impliqués et engagés dans la mission au sein de la société et qui pratiquent leur métier tout en ayant à l’esprit le service qu’on peut rendre. C’est pour cela que notre crédo est le numérique au service de l’Homme. Dans ce cadre-là, nous avons essayé dans le contexte actuel de traduire cela d’une façon tout à fait tangible.
Nous avons maintenu au mieux le contact avec nos élèves dès qu’ils ont été à distance. On a mis en place des cellules de suivi. L’enseignement a rapidement basculé en distanciel et les professeurs étaient en contact quotidien avec les élèves. Ils les faisaient travailler par groupe. On a essayé de maintenir à distance la pédagogie qui était très rapprochée au sein de l’école : faire travailler les élèves en groupe, faire des forum pour qu’ils puissent discuter avec leurs profs, entre eux.
En même temps, nous avons été attentifs à ce qui se passait dans la société. Par exemple, l’ISEP a participé à un atelier pour produire des visières en pleine crises afin de permettre aux commerçants d’Issy-les-Moulineaux et aux personnels de la mairie ou de la communauté lycéenne de maintenir un mode de vie protégé. Des ingénieurs et des élèves de l’ISEP ont participé à cet atelier là en compagnie de personnes de la mairie et des participants du lycée Saint-Nicolas. C’était une action citoyenne pour montrer que, malgré tout; on peut tenir dans un contexte qui était extrêmement complexe à l’époque et on a traduit de cette manière notre politique d’école dans la ville, dans la cité. C’est ça qui est aussi une de nos valeurs : l’ouverture sur la cité est quelque chose d’important pour nous. L’école d’ingénieur n’est pas une citadelle où on se retranche à l’intérieur pour former des ingénieurs, des techniciens fermés sur ce qu’il se passe autour d’eux. Au contraire. C’est l’école dans la cité et on l’a pratiqué constamment.
On participe aussi à des ateliers où des collégiens sont initiés aux technologies du numérique avec la collaboration de la mairie d’Issy-les-Moulineaux dans ce qu’on appelle « Les Temps des Cerises ». Ce sont encore une fois des élèves ingénieurs et des professeurs de l’ISEP qui animent des ateliers comme ça. On l’a fait auparavant aussi avec des personnes âgées pour les initier au numérique. On essaie de jouer ce rôle-là, que l’ISEP soit au service de l’Homme et que cela cimente le tissu social plutôt que cela amène des fractures.
Est-ce que vous pensez que les lycéens très jeunes et les seniors plus âgés sont deux catégories de la société qui pensent justement que le numérique et l’Homme ça éloigne plutôt que ça rapproche ou pas ?
Les jeunes sont plus agiles et bien plus préparés spontanément à apprendre les méthodes, puis à jouer le jeu. Les personnes âgées ont des difficulté contrairement à ceux qui ont eu des carrières dans la machine et le numérique. On découvre l’humain par rapport à l’inconnu, à des technologies qui dépassent les pratiques acquises auparavant. Mais au total, je peux dire que quand des jeunes élèves ingénieurs vont vers les personnes âgées, c’est très apprécié par ces derniers. Une sorte de transmission, un dialogue où ils les prennent comme leurs petits-enfants qui viennent leur rendre un service que personne ne pourrait rendre et ça casse la solitude du troisième âge.
Et encore plus aujourd’hui où a beaucoup parlé de fracture générationnelle avec les jeunes qui ne prendraient pas soin des plus âgés et les plus âgés qui ne penseraient pas aux plus jeunes. Dès lors, cela devient très important de cimenter ces deux générations.
Absolument. Vous savez, en parlant de la crise actuelle et du présentiel, du distanciel, etc… nous avons pris la décision bien avant les décisions officielles de faire le maximum pour :
1) protéger les élèves, protéger le corps enseignant et le personnel
2) faire en sorte que la rentrée se passe dans ce mode protecteur pratiquement en présentiel pour tout le monde d’abord et avec une priorité : bien accueillir les nouveaux arrivants, les post-bac et bac+2. Je les ai reçu en quart de promo et en demi-promo, des demi-journées avec eux afin de les connaître et qu’ils me connaissent, d’insister sur les valeurs de l’école, de nourrir avec eux un premier contact à l’échelle humaine, qu’ils se connaissent eux entre eux et de faire en sorte que l’esprit de promotion et de corps se développent par ce moment symbolique . Se trouver entre camarades de promo et en face à face avec la direction de l’école, le corps administratif et le corps enseignant, c’était pour moi un duel qu’il fallait tenir et qu’on a tenu dans de très bonne conditions.
Aujourd’hui, je peux vous dire qu’on est l’une des écoles où il y a le moins de cas possibles. Il n’y a pas de chaînes de contamination au sein de l’école et nous avons sensibiliser les élèves à ce dialogue et à cette éthique transgénérationnelle. On le sait bien, les jeunes sont beaucoup moins sensibles à cette épidémie même si cela ne veut pas dire qu’ils ne risquent rien mais il y a beaucoup moins de formes graves comparées aux personnes âgées. J’ai essayé avec toutes les équipes de l’école de les sensibiliser à cette histoire de génération. Cette précaution qu’il faut prendre et pas seulement à l’école,, c’est une sorte de pacte humain de génération en génération. C’est pour moi une grande valeur qu’on peut transmettre à nos jeunes. On sait tous maintenant qu’on va vivre avec ce virus pendant un certain temps. On n’est pas à l’abri à de nouvelles vagues du virus et il nous faut une sorte de culture du risque presque vitale. Cette culture-là se construit, ce n’est pas spontané.
Ce que je trouve fascinant c’est que cela fait des années qu’on est entretenus par une espèce de distanciel justement liée au numérique et à la technologie et que la crise qu’on vit actuellement nous fait rebasculer dans un autre sens, c’est-à-dire qu’on n’a pas envie de se passer de cette technologie qui nous apporte beaucoup mais en même temps il y a l’envie de se retrouver.
Je pense que pour cette fois le numérique a sauvé l’humain. Il a été présenté comme un danger pour les libertés, pour le fonctionnement de la société, pour le monopole du savoir et du développement technologie, la manipulation de l’opinion publique. Pour les éviter, l’ISEP a été très pionnière là-dedans. Avec l’ICP — l’Institut Catholique de Paris, on a mis en place une chaire numérique et citoyenneté. Ça fait deux ans que ça fonctionne. Une chaire qui couvre un peu toutes nos activités : il y a de l’enseignement, de la recherche, de l’innovation, des partenariats avec le monde académique et professionnel. Tout cela pour dire qu’avec notre crédo — le numérique au service de l’Homme — c’est dire que la technologie est complexe, elle permet énormément de modifications et de transformations et on le voit au quotidien à tous les niveaux de la société : économique, social, culturel, éducatif, etc… et c’est à nous d’en faire un outil au service de l’Homme. Avec l’énergie atomique on peut faire une bombe atomique ou on peut en faire de l’électricité. Le numérique, je le vois comme ça. C’est une série de technologies qui sont en train d’offrir des possibilités énormes, qui partent de l’astronomie en passant par la médecine, la santé, le bien-être, l’éducation, l’organisation de la ville, le transport… Tout ça c’est formidable. Simplement il faut que nos ingénieurs portent en eux ce regard responsable vis-à-vis de la société, éviter les dérives car elles sont énormes.
On nous dit que le numérique est un peu invasif, on le voit partout. Donc que l’ingénieur soit vraiment compétant sur le plan technique, technologique, scientifique mais qu’il ait toujours un regard soucieux de l’humain. Il y a des transformations profondes, il y a des métiers qui disparaissent et naissent, tout ça n’est pas anodin. Un métier qui disparaît, ce sont des milliers d’hommes et de femmes qui sont déclassés du point de vue de la compétence. Il faut les réintroduire dans le système et le numérique doit jouer effectivement un rôle de réintégrateur.
Les étudiants étrangers sont primordiaux pour les grandes écoles. Comment arrivez-vous parfois à les intégrer et à vous faire connaître en cette période qui est plus compliquée pour vous ?
En réalité, on a pris les choses un peu en route. La première mesure qu’on avait prise était de stopper l’envoi de 17 élèves à Wuhan au mois de janvier. La pandémie pointait son nez et on était sur des foyers disséminés un peu partout dans le monde : un peu en Chine, un peu en Italie. On a pris la décision de ne plus envoyer nos étudiants dans des zones sensibles. On a des accords avec la Chine qui datent de 20 ans et Wuhan c’est l’un premiers foyers. J’y étais plusieurs fois et on y envoie chaque semestre entre 15 et 20 étudiants mais on a arrêté ça. On a monté une cellule de crise pour gérer le rapatriement de quelques élèves qui étaient restés à l’international, un peu partout dans le monde. On envoie chaque année entre 400 et 500 élèves sur 120 destinations, dans 37 pays. On s’était posés la question pour l’année d’après : “que fait-on ?” On a continué nos efforts de recrutement à l’international. On a fait les sélections et les entretiens à distance et on a retenu un peu plus d’une centaine de candidats. Sur ces 100 candidats, on a d’habitude environ 70-80 étudiants étrangers qui viennent mais cette année, j’avoue que la crise est passée par là et que des candidats n’ont pas pu venir. Il doit y avoir 45 candidats qui sont venus à l’ISEP et il y a 20-25 qui manquant à l’appel qui n’ont pas pu réunir les conditions financières, économiques et sécuritaires liées à la santé. C’est un fait, il y a des gens qui ont refusés de venir pour des raisons de sécurité sanitaire. Mais pour ceux qui ont acceptés de rejoindre l’ISEP à distance, il y a une partie qui suit maintenant les cours à distance dans leur pays et un peu plus de la moitié qui sont chez nous.
La rentrée s’est déroulée sur tout le mois de septembre. On a étalé la rentrée pour des raisons que vous connaissez : au lieu de la faire la première semaine, on l’a étalé sur trois semaines pour accueillir tout le monde. Déjà l’année dernière en pleine crise, j’ai demandé à la direction de l’enseignement de monter une équipe d’innovation pédagogique pour faire face à cette situation nouvelle. L’ISEP est reconnue comme une des écoles les plus innovantes : on a mis en place beaucoup de changements et de transformations dans notre système de formation. L’apprentissage par projet fait partie de nos pratiques au quotidien pour les élèves ingénieurs.
Au moins de janvier, on va arriver à une période de l’année où justement les potentiels futurs nouveaux étudiants l’année prochaine vont émettre leur choix et certains auront l’envie de rejoindre L’ISEP. Comment allez-vous les convaincre, de manière générale et pas seulement dans cette situation, de venir chez vous ?
Ça c’est un défi pour nous, pour notre communication. J’ai demandé à notre service de communication de réfléchir sur les modalités pour contacter d’une manière ou d’une autre, réelle ou virtuelle, tous les candidats possibles, tous les prospects, et s’adresser aux jeunes de notre pays et aux jeunes à l’international de façon à les rassurer sur la continuité de notre système éducatif global notant ce système de grandes écoles qui forment l’excellence et en particulier L’ISEP. Les salons habituels, si ça se déroule, se dérouleront dans des conditions drastiques. On avait des milliers d’élèves qui défilaient dans le salon, là on en aura quelques centaines. On travaille plus sur les messages forts qu’on peut délivrer dans ce contexte mais ça ne suffit pas. Donc on est en train d’imaginer la possibilité de pouvoir inviter des lycéens dans des conditions drastiques correspondant un peu à ce qu’on fait pour nos élèves avec une personne pour 3-4m² et des présentations à la fois qui allient la présentation globale de l’école et quelques démonstrations qui leur montrent qu’est-ce que c’est de devenir ingénieur dans des technologies numériques par les temps qui courent. On essaye d’imaginer, et on l’avait fait l’année dernière, des portes ouvertes à distance, télévisée. On a essayé aussi des soirées à l’intention des candidats. Les profs, la com et même l’ensemble des directeurs de l’école ont joué le jeu. Ils se sont relayés pour présenter l’école et chacun son service afin qu’il n’y ait pas rupture dans la chaîne éducative entre lycéens, classes prépa et les grandes écoles. Je pense que, là encore, le numérique était d’un grand secours.
Même dans le numérique tout est à encore réinventer en somme ?
Absolument. Même pour les méthodes d’enseignement, parmi les axes de développement pour l’avenir de l’école, j’ai demandé à ce qu’il y ait une conception d’offres pédagogiques pour l’international qui soit partagée. Au lieu de faire venir 2-3 ans un étudiant étranger pour avoir un diplôme d’ingénieur, on peut imaginer une partie de la formation sur place conçue par nos soins en accord avec nos partenaires, avec la participation de professeurs de chez nous qui vont sur place plutôt que de faire venir pendant 5 ans 60-70 élèves, on enlève 1 à 3 professeurs. Cela a la vertu de :
- 1) sur le plan du développement durable qui me tient à cœur, réduire l’impact de la formation et du transfert des compétences à l’international
- 2) réduire le coût pour les étudiants internationaux
- 3) faire en sorte que le numérique nous serve, dans ce cycle vertueux, à préserver d’abord notre développement à l’international, un bas coût énergétique et cela fait parti des axes de développement.