Il y a des projets excitants qui font rêver sur le papier. Vinyl est sans conteste de celles-là. Une série sur le rock des années 70, diffusée sur HBO, avec Martin Scorsese, Mick Jagger et Terence Winter aux manettes ?! C’est presque trop beau pour être vrai, un pur fantasme pour sériephile / cinéphile / mélomane. Ce serait un euphémisme de dire que l’on attendait ce pilote de pied ferme. Est-ce que Vinyl mérite vraiment d’entrer au panthéon du rock, ou accumule-t-elle les fausses notes ?
C’est quoi Vinyl ? New York, 1973. Passionné de musique exalté, Richie Finestra (Bobby Cannavale –Boardwalk Empire) est à la tête d’American Century Records, le label qu’il a fondé une décennie plus tôt, et qu’il souhaite vendre aux allemands de Polygram. Mais l’entreprise étant largement déficitaire, Richie cherche à la rendre plus attractive en signant de nouveaux artistes, comme les stars de Led Zeppelin. A moins que le salut ne vienne des Nasty Bits et de leur jeune leader Kip Stevens (James Jagger, fils de), repéré par Jamie (Juno Temple), une simple secrétaire… Au moment où son avenir professionnel est en péril, Richie traverse également une crise personnelle : il vient de s’installer en banlieue, en bon père de famille, avec sa femme Devon (Olivia Wilde – Dr House) et leurs deux enfants, mais est-il vraiment capable de renoncer à l’alcool et à la cocaïne, et à abandonner la vie trépidante qui était la sienne ?
Vinyl : un projet qui a nécessité du temps et de la patience
Il aura fallu du temps – 10 ans, exactement – pour que Vinyl voie le jour. A l’origine, Mick Jagger ambitionnait de produire un film retraçant la vie de deux musiciens au crépuscule de leur carrière et Martin Scorsese, qu’il côtoyait alors pour le tournage du documentaire Shine a light consacré à la tournée des Rolling Stones, était tout désigné pour prendre place derrière la caméra. D’autant qu’il n’en était pas à sa première incursion dans le milieu musical puisqu’on lui devait déjà The Band (sur le concert d’adieu du groupe du même nom), Du Mali au Mississipi (qui traitait de l’histoire du blues), No direction home (centré sur les débuts de Bob Dylan) ; un documentaire sur l’ex-Beatles George Harrison s’ajoutera en 2011 à la filmographie du réalisateur. Mais malgré l’intérêt des studios, le projet de Jagger s’est enlisé et ne s’est jamais concrétisé. Pas sous cette forme, en tous cas… C’est finalement HBO qui donne la possibilité au duo de le réaliser en série télévisée, et Terence Winter (avec qui Scorsese a déjà travaillé pour la chaîne sur Boardwalk Empire) rejoint l’aventure.
Le résultat, c’est donc Vinyl, série de 8 épisodes qui nous invite à plonger dans les méandres et la folie de la scène musicale new-yorkaise des années 70, à travers l’histoire de Richie Finestra (Bobby Cannavale), fana de rock enthousiaste et excessif, fondateur de la maison de disques American Century Records.
Plonger : le verbe n’est pas choisi au hasard, et c’est un véritable tourbillon qui nous emporte, dès les premières images, dans le New York interlope des années 70, avant le « nettoyage » de la ville et sa reprise en mains par Rudolf Giulani quelques vingt ans plus tard. Sale, folle, rugueuse et dangereuse, la ville qui ne dort jamais mérite bien son surnom, trop occupée à boire, sniffer, coucher et à s’enivrer de fêtes délurées et de concerts explosifs.
Cette atmosphère électrique et sulfureuse est ici parfaitement rendue, notamment grâce aux décors et aux costumes résolument seventies, qui contribuent à créer l’illusion et à immerger le spectateur dans la légende d’un passé presque légendaire, regretté par les fans de rock nostalgiques et fantasmé par ceux qui ne l’ont pas connu. Tout y est : wagons tagués dans les stations de métro sordides, ghettos noirs malfamés, papier peint kitsch et lumières kaléidoscopiques, paillettes et mecs androgynes, moustaches improbables, chemises ouvertes sur torses velus – jusqu’à l’overdose, et on n’a pas lésiné sur les pat’ d’éph’ et les cols pelle à tarte. Et puis bien sûr, il y a les cassettes et les vinyles, les bars à l’ambiance feutrée et les clubs glauques de la scène desquels émerge une énergie palpable et animale, concentrée dans les décibels qui s’échappent des amplis surchauffés…
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La musique en étendard
La musique est évidemment le cœur battant de cette éblouissante reconstitution, qui se dessine au rythme de Slades, Led Zeppelin, Mott & The Hoople, The Temptations, Bo Diddley, Dusty Springfield, Black Sabbath, Otis Redding, et même Abba ! Et encore n’est-ce qu’un échantillon de tout ce que l’on peut entendre dans le pilote ! Un orgasme musical, des New York Dolls dans une des premières scènes jusqu’au morceau de Chuck Berry en guise de générique de fin. Aux musiciens et groupes historiques, Vinyl mêle des personnages imaginaires tels que Kip Stevens ou Lester Grimes (Ato Essandoh), crédibles au point de brouiller la frontière entre réalité et fiction.
Ce qui est intéressant, et ce que traduit parfaitement la bande-son, c’est que la période choisie correspond à un moment charnière dans l’Histoire de la musique. New York est alors au centre de la scène et voit émerger des styles aussi divers que le hard rock, le punk, le glam rock, le disco, le funk, voire les premières notes de rap, tous issus du blues, de la soul et du rock ‘n’ roll qui continuent de prospérer.
Au cœur de ce maelstrom sonore et visuel, Richie Finestra incarne le self-made-man à l’américaine, le fils d’immigré qui a bâti son succès à partir de rien, construisant un empire avec pour seul matériau de départ son amour de la musique, sa capacité à découvrir les talents, et une certaine aptitude à la tchache et à l’entourloupe. Entier, passionné jusqu’à l’exaltation, il n’existe que dans l’excès – drogues et alcool inclus – et s’il a promis à son épouse de se ranger, il est tenaillé par le doute : peut-il échapper à ses démons, et plus important encore, le veut-il seulement ?
Le pilote ne fait qu’effleurer la dimension psychologique du personnage, préférant dévoiler son passé et se concentrer sur son présent, mais ce n’est pas gênant dans la mesure où se dessinent déjà les contours d’une personnalité complexe et fascinante, monstre tortueux et torturé comme les affectionne Scorsese. Dans le rôle, Bobby Cannavale est bluffant de présence et de justesse ; on parie qu’il sera vite impossible d’imaginer Richie Finestra sous les traits de n’importe quel autre acteur. Il a l’énergie, la fureur et le charisme de son personnage, dont il parvient aussi à exprimer les failles et la personnalité border line en laissant entrevoir le probable basculement. Ce n’est pas innocent si l’une des premières séquences nous le montre, extatique et en transe, au son d’un morceau intitulé Personality Crisis.
Vinyl s’offre une distribution incroyable
Après ce seul pilote, il est difficile d’émettre un avis sur la performance des autres acteurs, d’une part parce que Bobby Cannavale aimante les regards, mais aussi parce que le récit est axé sur Finestra et ne laisse que peu d’espace aux autres protagonistes. Toutefois, aucune fausse note ne vient perturber l’ensemble, et pour autant que l’on puisse en juger, les acteurs sont convaincants. Devon, l’épouse de Richie et ancienne égérie d’Andy Warhol, est interprétée par une Olivia Wilde qui a le physique de l’emploi. Parmi, les collaborateurs du héros, JC MacKenzie (House of cards), Max Casella (aperçu dans Les Sopranos et Boardwalk Empire)ou JP Byrne (Intelligence) s’en sortent très bien, tout comme un Ray Romano (Tout le monde aime Raymond – Parenthood) surprenant. Quant à Juno Temple, elle devrait faire merveille dans la peau de Jamie Vine, petite secrétaire snobée par ses collègues masculins alors qu’elle s’avère plus douée qu’eux… (Un personnage qui n’est pas sans rappeler la Peggy Olson de Mad Men). Enfin, bon sang ne saurait mentir : James Jagger en jeune rock star déjantée et charismatique ? Quelque chose nous dit que ça devrait le faire.
Vinyl : la petite musique de Scorsese
On aura compris à quel point l’univers de Vinyl et celui de Martin Scorsese convergeaient, et pas seulement en raison de l’intérêt du réalisateur pour la scène musicale. Richie Finestra est bien, en lui-même, un personnage intrinsèquement scorsesien : torturé et colérique, ce petit barman sans envergure a construit sa carrière et trouvé sa voie à la seule force de sa volonté, animé par la passion, mais il voit sa situation mise en péril par ses propres erreurs de jugement et égarements. On songe aussi bien à Henry Hill (Les Affranchis) qu’à Sam Rothstein (Casino) ou Jake La Motta (Raging Bull). De la même manière, la construction du pilote est complexe, mais pas inédite chez Scorsese – sorte de poupée russe constituée de flash-backs successifs, l’épisode est cependant fluide et facile à suivre grâce au truchement des univers musicaux qui caractérisent chacune des époques. Mais puisque Scorsese a lui-même dirigé le pilote, on retrouve aussi sa patte dans la réalisation, époustouflante et maîtrisée : plans séquences, multiplication des travellings avant (en particulier durant les scènes de concerts), utilisation de la steady cam, basculements de caméra… De sorte que ce premier épisode a presque les caractéristiques d’un film. Presque… Car Scorsese a su rester fidèle à son style tout en s’adaptant aux codes des séries TV – scènes courtes, punch lines, arcs narratifs identifiables, cliffhangers, scènes d’ouverture et de clôture ébouriffantes. Il faut aussi souligner la qualité de dialogues, festival de réparties savoureuses, de répliques coup-de-poing et de saillies décomplexées.
Pourtant, plusieurs critiques ont reproché à Scorsese d’avoir réalisé un film plutôt qu’un pilote de série. La réflexion n’est pas dénuée de pertinence mais le point de vue, lui, est peut-être biaisé. A un pilote de presque deux heures réalisé par Scorsese succèderont des épisodes de 60 minutes, confiés à d’autres réalisateurs habitués du petit écran. On peut donc appréhender ce pilote de manière différente, non comme le premier épisode d’une saison mais en tant qu’entrée en matière, introduction à l’univers de toute une série. C’est bien ce que semble indiquer la durée inhabituelle, et si l’on peut débattre de la pertinence de ce choix, il apparaît comme sensé et percutant. Tout cela, Vinyl le fait très bien, en exposant son héros, la situation dans laquelle il se trouve et les obstacles qu’il devra affronter, dans une ambiance électrique et étourdissante.
La vraie question est de savoir si la suite sera à la hauteur d’un début aussi ébouriffant et magistral.