Quiconque soutiendra que le peuple polonais tient une responsabilité dans la Shoah pourra être condamné à trois ans de prison. Cette loi votée en février par le gouvernement ultranationaliste polonais vise à redorer le blason de la nation. Quitte à jouer avec l’Histoire.
Pour le parti, seuls les nazis devraient être tenus responsables
« Les évènements passés, prétend-on, n’ont pas d’existence objective et ne survivent que par les documents et la mémoire des Hommes » comme l’écrivait Georges Orwell dans sa célèbre dystopie 1984. Aujourd’hui en Pologne, la fiction rejoint la réalité. Le parti au pouvoir PiS (Droit et Justice) a choisi de réécrire l’Histoire, jugée injuste envers le peuple polonais.
Si le mois de janvier a célébré le 73ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, celui de février marque un retour en arrière sans précédent. Le Président Andrzej Duda a promulgué le 6 février une loi qui pénalise « l’attribution à la nation ou à l’Etat polonais, en dépit des faits, de crimes contre l’humanité »
L’expression « camps de la mort polonais » retient toute son attention. Pour le PiS, seuls les nazis devraient être tenus responsables de la persécution des Juifs dans une Pologne occupée dès septembre 1939. Autre justification, 6700 polonais ont été honorés du titre de « Juste parmi les nations » pour avoir résisté au nazisme, davantage que toute autre nationalité.
La Pologne en pleine dérive conservatrice
L’homme fort de la Pologne, Jarosław Kaczyński, tient à remettre son pays sur le droit chemin. Sa croisade débute après la large victoire de son parti Droit et Justice aux législatives de 2015. Son mot d’ordre, le conservatisme au mépris des principes démocratiques. Fin décembre 2017, la Commission européenne avait déclenché une procédure inédite constatant « un risque clair d’une violation grave de l’Etat de droit en Pologne » En cause, la mainmise du pouvoir sur les institutions judiciaires et les médias publics. Droit et Justice vous dites ?
Pourtant, le parti bénéficie toujours d’un large soutien populaire. Les plus modestes apprécient sa politique sociale généreuse menée auprès des familles. Leur mécontentement vise les libéraux à la tête du pays depuis la fin du communisme. Ils auraient oublié l’intérêt de la nation au nom d’une Europe libérale qui les méprise. Ils dénoncent l’accroissement des inégalités et la remise en cause des valeurs traditionnelles.
Remplacer la honte par la fierté nationale, tel est l’objectif du parti au pouvoir. Avec cette loi révisionniste, il s’attaque au mythe d’une Pologne éternelle victime, avant les prochaines élections en automne. Catholicisme et patriotisme, lutte contre l’immigration et l’avortement, telles sont les armes électorales du PiS.
« Une tentative dangereuse d’utiliser l’Histoire à des fins politiques »*
A l’origine de la controverse, des historiens ébranlant le mythe résistancialiste. Ils pourront désormais être poursuivis en justice pour leurs travaux sur la participation de Polonais dans la persécution des Juifs. L’ignorance au sein de la population n’en sortira que renforcée. Aujourd’hui encore, une majorité pense que les Polonais ont plus souffert que les Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Ces non-dits empêchent de prendre conscience du véritable problème, la résurgence de l’antisémitisme. Dans la Pologne d’avant-guerre, certains interdisaient les Juifs de poursuivre leurs études. Les intellectuels se sont saisis de la question en réaction aux pogroms, mais le débat n’est pas étendu à la population. L’ambassade d’Israël à Varsovie a dénoncé une « vague de déclarations antisémites » début février dans un communiqué. Elles « inondent l’Internet polonais, mais sont aussi devenues présents dans les médias mainstream, en particulier sur TVP Info [une chaîne contrôlée par l’Etat] ».
Regarder l’Histoire en face
Mémoire et oubli sont les deux faces d’une même pièce. La recette de Kaczyński est simple : bâtir une mémoire résistancialiste fondée sur l’héroïsme et effacer toute trace de collaboration en muselant les chercheurs. Toutefois, il existe une faille dans ce calcul politique. La fierté acquise au prix de l’ignorance ne peut perdurer.
Il a fallu attendre 1995 et les travaux de nombreux historiens pour que Jacques Chirac reconnaisse la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs. La France s’est réveillée honteuse, mais s’est levée à l’appel du Président. Animée par cet « esprit de vigilance », elle a pu avancer en reconnaissant les faces sombres de son histoire.
Il existe un « passé qui ne passe pas » comme l’écrivait Henri Rousso, historien réputé pour ses travaux sur Vichy. Purger l’Histoire par la loi ne suffit pas. À l’image de ces intellectuels censurés, d’autres chercheront à savoir. Le succès du Festival de judaïsme implanté dans l’ancien quartier juif de Cracovie en témoigne. Il attire chaque année plus de 25 000 participants, soit plus que le nombre total de Juifs en Pologne. Son projet, rassembler autour de films, concerts et ateliers de yiddish un pays où la mémoire juive a laissé peu de traces. Son Histoire reste encore à écrire.
*Shlomo Ben-Ami, homme politique, diplomate et écrivain israélien d’origine marocain
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