Deux après Battlefront premier du nom, Electronic Arts nous propose un second opus ambitieux pour accompagner la sortie de l’épisode 8 de la saga Star Wars au cinéma. Manque de chance, du fait de la polémique sur les « lootboxes », rien ne se passe comme prévu.
Si le problème des coffres payants à contenu aléatoire (lootbox) a embrasé la presse spécialisée et généraliste, le phénomène n’a rien de nouveau. C’est plutôt la crainte de sa systématisation qui pose problème. Battlefront II aura très probablement cristallisé les craintes d’un public inquiet de l’évolution de l’économie du jeu vidéo. Car le procédé, s’il n’est pas nouveau, tend à se généraliser, et à prendre des formes de plus en plus perverses.
Episode 1 : La menace fantôme
Certains jeux sont entièrement basés sur le principe des lootboxes, hérité initialement des jeux de carte papier. C’est le cas de Hearthstone ou Magic, dans lequel un joueur achète (ou acquiert) un paquet virtuel dont le contenu lui est inconnu à l’avance, avec des probabilités d’obtenir des cartes de rareté diverse.
La modèle a été décliné au Japon dans les jeux mobiles gratuits avec microtransactions intégrées (free to play) , dont le nom provient d’une machine dans laquelle on introduit une pièce pour obtenir un jouet mystère : le gashapon.
Désormais, la plupart des free to play fonctionnent grâce à ce modèle économique. La limite entre un bon et un mauvais free to play se situe souvent à la frontière avec le pay to win (le joueur qui dépensera le plus sera forcément le meilleur).
Ces mécaniques existent depuis longtemps dans l’industrie du jeu vidéo, mais ce n’est que très récemment que ce sujet est devenu central. Dans le jeu de tir Overwatch, le joueur gagne une boite avec un contenu aléatoire à chaque montée de niveau, ou lors d’événements spéciaux. Idem pour les très populaires League of Legends, Counter Strike : Global Offensive ou Dota 2, qui utilisent depuis des années ce système. Ces boîtes sont disponibles à l’achat, mais ne représentent en rien un passage obligé, même pour les joueurs les plus accrocs.
Le premier coup de semonce est arrivé avec La Terre du Milieu : L’Ombre de la guerre. Dans ce titre, un « Marché » intégré au jeu a provoqué une polémique inattendue. Pour acheter des objets dans ce marché, il vous faudra dépenser une monnaie assez rare obtenue en jeu, ou dépenser des euros bien réels. Si le procédé peut surprendre dans un jeu solo, c’est bien la finalité de la manœuvre qui a créé la polémique. En effet, le dernier chapitre du jeu est quasiment impossible à boucler sans passer par la case des microtransactions. Mêmes les très libérales critiques anglophones s’en sont émues.
Mais avec Battlefront II, la polémique a atteint un niveau critique.
Episode 2 : La guerre des dollars
Le drame de Battlefront II tient à l’accumulation d’erreurs qui ont été faites par EA. A titre d’exemple, pour débloquer Dark Vador, le jeu demandait 60 000 crédits, chaque partie rapportant entre 300 et 700 crédits au joueur. On vous laisse faire le calcul. Les plus pressés et nantis pouvaient, quant à eux, directement passer par la case « argent réel » afin de débloquer plus rapidement leurs petits héros préférés… s’ils sont chanceux, nous y reviendrons.
La grogne des joueurs s’est faite rapidement ressentir, quand ils se sont rendus compte qu’après avoir payé un jeu à plein tarif (entre 50 et 70 euros selon les revendeurs), il leur fallait soit jouer des centaines d’heures, soit repasser à la caisse, pour pouvoir profiter pleinement de l’expérience. Selon le site Star Wars Gaming, il faut jouer 4 528h, ou dépenser environ 2 100$ pour débloquer l’ensemble du contenu du jeu.
Autre point fâcheux, les objets obtenus dans les lootboxes de Battlefront II peuvent donner des avantages en combat (à travers un système de cartes utilisables en jeu). Ainsi, un joueur moyen, en payant, pourra espérer devenir meilleur. Le cercle vicieux et la toxicité de ce système sont évidents, transformant le jeu en un vulgaire pay to win de seconde zone.
Episode 3 : La revanche des éditeurs
En outre, l’aspect aléatoire du contenu des lootboxes est ce qui a provoqué la plus large incompréhension. La perversité du système tient en ce que le joueur n’achète pas directement telle ou telle amélioration, il achète un contenant qui pourrait éventuellement la contenir. Ainsi, le joueur en est réduit à dépenser son argent… jusqu’à ce qu’il obtienne l’item désiré. La crainte légitime des joueurs consiste à la généralisation de ce modèle, issu des jeux mobiles, à des jeux qui sont déjà payés au prix fort. En effet, la logique voudrait que l’achat d’une lootbox soit transparent dans son contenu : on dépense de l’argent pour obtenir un objet donné. Sans quoi, la limite avec les jeux de hasard, voire d’argent, est floue.
La différence avec les DLC (qu’ils soient cosmétiques ou ajoutent du contenu) est aussi ici importante : le simple fait de payer pour accéder à un contenu est beaucoup moins ludique que celui de payer pour obtenir une lootbox, puis d’ouvrir ladite lootbox. Ainsi, dans un jeu comme Overwatch, si le joueur ne paie pas pour obtenir des lootboxes, il en obtiendra une à chaque passage de niveau. Ce mécanisme poussera le joueur a « une dernière partie », et l’ouverture de la lootbox obtenue revêtira un aspect parfois plus divertissant que les games précédentes. C’est addictif, grisant, mais également inquiétant.
Episode 4 : Un nouvel espoir ?
Avant même la sortie de Battlefront II, la grogne des joueurs a poussé Electronic Arts à réagir. Par Reddit tout d’abord, où la réponse du compte d’EA est devenu le commentaire le plus mal noté de l’Histoire du réseau social, avec 674 000 votes négatifs (le précédent « record » était d’environ 20 000 votes négatifs). EA y expliquait en substance que « l’objectif est de donner aux joueurs un sentiment de fierté et d’accomplissement en débloquant les différents héros ».
EA a bien vite compris la grogne des joueurs, et a réduit de 75% les crédits nécessaires au déblocage des héros, rétablissant les chiffres auxquels les journalistes avaient eu accès un mois avant la sortie du jeu. Cependant, les récompenses ponctuelles (par exemple, à la fin de la campagne solo), ont également été réduites. Dumb & dumber.
Face au manque de portée de cette initiative, le 17 novembre, juste avant la sortie officielle du jeu, Electronic Arts prend une décision radicale : les microstransactions sont retirées du jeu, et ce, jusqu’à nouvel ordre. La demande viendrait directement de Disney. A la date d’écriture de cet article (27 novembre), aucune autre nouvelle n’a été donnée par l’éditeur.
Malgré tout, à la sortie du jeu, les joueurs ont tout naturellement manifesté leur mécontentement à travers les ventes du soft. Si des titres comme Assassin’s Creed ou Call of Duty ont réussi leur mue commerciale cette année, Battlefront II s’est vendu deux fois moins bien que son grand frère sorti en 2015. De même, sur le site d’agrégateur de critiques Metacritic, le jeu s’en sort avec une note utilisateur de 0.9/10, un des chiffres les plus bas de l’année, voire de la décennie. Sur PC, le jeu n’a pas réussi à chiper la place de leader des ventes à Call of Duty : World War II, pourtant sorti deux semaines auparavant.
Cet épisode n’a pas manqué de faire réagir de nombreux acteurs, qu’ils soient de l’industrie ou non. Un des premiers à adresser la question est le vidéaste Total Biscuit, qui se demande si on peut apparenter ce système à des jeux d’argent (de hasard) et donc les interdire aux mineurs.
Bien avant cet épisode, la Chine avait légiféré sur le sujet en mai dernier, obligeant les éditeurs à dévoiler les pourcentages de chance qu’une lootbox contienne tel ou tel item. Cependant, Activision, l’éditeur d’Overwatch a trouvé la parade en introduisant une monnaie intermédiaire dans son jeu : les lootboxes ne sont plus achetées avec de l’argent réel, mais avec une monnaie virtuelle… qui s’obtient via de l’argent réel. Habile.
En France, la polémique n’a pas manqué de faire réagir. L’association UFC Que Choisir appelle l’autorité des jeux en ligne (Arjel) à considérer les lootboxes comme des jeux de hasard.
Le sénateur d’Ille-et-Vilaine, Jérôme Durain, a de son côté interpellé l’Arjel et le secrétaire d’Etat au numérique, Mounir Mahjoubi, sur la question.
L’autorité des jeux en ligne a pour le moment indiquée être « préoccupée et consciente » des risques engendrés par les lootboxes. Cependant, une régulation du système ne semble pas être à l’ordre du jour :
La régulation du secteur est peu envisageable à court terme, les limites du choix de l’auto-régulation face à une industrie qui, pour satisfaire un besoin de renouvellement permanent, serait amenée à introduire sous des formes variées, toujours plus d’argent, et donc toujours plus de risques pour nos concitoyens.
La commission des jeux de hasard belge a également ouvert une enquête sur le sujet, se demandant si Overwatch et Battlefront II s’apparentait à des jeux de hasard. Or, sans permis adéquat, les éditeurs pourraient être contraints de payer une forte amende, ou de voir leurs jeux interdits de vente.
De l’autre côté de l’Atlantique, un élu d’Hawai a jugé que Battlefront II était « un casino aux couleurs de Star Wars, dangereux pour les jeunes« .
De son côté, l’ESRB (l’équivalent du PEGI européen) a considéré que Battlefront II ne suivait pas la logique des jeux d’argent, mais celui des jeux de cartes à collectionner. Selon lui, les lootboxes récompenseront toujours le joueur, alors que ce n’est pas le cas des jeux de hasard.
Si les positions divergent, le questionnement est lui, toujours le même.
Si Battlefront II a « pris » pour toute l’industrie, la grogne des joueurs va bien au-delà du simple jeu de EA. C’est l’évolution globale du modèle économique des jeux vidéo qui est remise en cause. Les coûts de développements faramineux des triple A actuels poussent les développeurs et éditeurs à vouloir allonger le plus possible la durée de vie de leur jeux, en incitant le joueur à piocher dans son portefeuille régulièrement. Avec le développement des Games as a Service, s’est réveillée la grogne des joueurs, qui se sentent le plus souvent floués par les éditeurs. Espérons que l’industrie les entende et qu’EA comprenne enfin que « l’argent coûte souvent trop cher ».