Dans un communiqué paru ce lundi, douze clubs de football de renom ont officialisé le lancement de leur projet de « Super League », une compétition européenne quasiment réservée aux membres fondateurs. Véritable séisme dans le monde du football, cette annonce est pourtant le reflet de son évolution récente, où le pouvoir des clubs a dépassé celui des institutions. Un système qui rappelle l’organisation féodale sous les rois capétiens, où la puissance financière des seigneurs avait laissé impuissante la figure (royale) de l’autorité.
Depuis sa création en 1955, la coupe d’Europe des clubs de football réunit des équipes venues des quatre coins du continent, pour une compétition annuelle qui a parfois couronné des formations aux moyens modestes et à l’effectif méconnu. Depuis les années 2000, cette glorieuse incertitude du sport a pris du plomb dans l’aile. Les vingt dernières éditions ont été partagées entre seulement huit d’entre elles, représentant cinq pays parmi plus de 50 nations représentées. L’écart, inéluctable, s’est creusé entre les formations de tout premier rang et les autres, plus ou moins proches. Les premières souhaitent désormais promouvoir une alternative.
Ce sont des noms qui évoquent à tous, initiés comme néophytes, une image bien familière : Juventus, Real Madrid, Manchester United, FC Barcelone… Les acteurs historiques du sport le plus populaire de la planète, en particulier depuis sa professionnalisation, en 1885. Aux côtés de huit autres équipes de renom, ces écuries européennes aussi mythiques que compétitives ont ainsi acté, dans la nuit de dimanche à lundi, la création d’une nouvelle compétition européenne, inédite dans son fonctionnement, ses membres fondateurs étant qualifiés d’office chaque année et disputant les matchs selon des modalités originales qui devraient prendre la forme de play-offs, sur le modèle américain, tout en conservant traditionnellement des matchs en semaine.
De l’impensable à la réalité
L’avènement du foot business a porté au niveau européen un coup, sinon fatal, du moins préoccupant, au sublime aléa de la compétition. Les plus grosses écuries ont vu leur moyens financiers se décupler, lorsque les clubs plus modestes tentent d’équilibrer les comptes tant bien que mal. Des différences économiques qui, inévitablement, ont conduit les gros à manger les faibles. Les équipes de premier plan pillent systématiquement lors du « mercato », cette période dédiée aux transferts des joueurs, les équipes moins fortunées, dont les meilleurs éléments sont systématiquement attirés par la manne financière particulièrement attractive offerte par ces « gros clubs », tels que Manchester United ou le Real Madrid, fondateurs de la Super League.
Bien que fermement condamné de tout part, tant par des institutions sportives que politiques, ce projet n’est que le reflet de l’hyper-puissance acquise par les clubs de football. Après le temps, naturel, de la stupeur et des emportements, vient celui de la réflexion. Au-delà des finalités, essentiellement financières, qui ont poussé les clubs à imaginer cette nouvelle compétition, il est intéressant de comprendre comment ces écuries ont pu acquérir le pouvoir de l’initier.
Comment la survenance d’un tel projet, inimaginable il y a encore quelques années, ne doit rien au hasard.
Riches seigneurs s’émancipant d’un faible suzerain
Si la supériorité sportive détenue par ces clubs est loin d’être une nouveauté, la création de cette « Super League » met désormais en évidence la supériorité politique qu’ont pu acquérir ces écuries vedettes grâce à leur puissance financière. Au point de dépasser les institutions. À l’aube du vingt et unième siècle, la totalité des équipes de renom étaient financièrement dépendantes des revenus générés par la Ligue des Champions, cette compétition organisée par l’Union des associations européennes de football (UEFA), confédération européenne dont l’autorité s’en retrouvait alors incontestée. Mais l’évolution récente des revenus de ces écuries a redistribué les cartes. Désormais, davantage qu’issus de ces rétributions distribuées par l’UEFA en fonction du parcours dans une compétition européenne, leurs revenus sont issus de fonds propres. De nombreux grands clubs européens disposent, en effet, d’une force de frappe financière inégalée grâce aux sommes colossales investis dans nombre d’entre eux par de riches propriétaires, tels que les 1,3 milliards d’euros injectés par l’oligarque russe Roman Abramovitch dans les caisses de son club de Chelsea depuis son arrivée en 2003. En plus de cette manne providentielle s’ajoutent les bénéfices issus du marketing du club, une source de revenus en pleine expansion pour ces clubs à la renommée internationale, qui ont fait de leur institution une véritable marque promue à l’international, notamment sur le continent asiatique, avec des gains astronomiques à la clé. Enfin, le développement des moyens techniques et l’augmentation du nombre de chaînes télévisées en Europe ont fait exploser les recettes issues des droits télévisés. Des recettes à géométrie variable, colossales pour les grands clubs adulés du public et bien moindres pour leurs concurrents.
Le nouveau modèle économique des grandes écuries européennes n’a donc pas seulement accentué leur puissance financière : il leur a accordé une indépendance financière, luxe dont même les clubs les plus puissants de la planète ne jouissaient pas au siècle dernier. Et le pouvoir appartient, inévitablement, à ceux qui ont l’argent. Une situation à laquelle l’UEFA avait voulu couper court, un temps durant, avec l’instauration du fair-play financier, cette règle disposant qu’un club ne pouvait dépenser davantage que ce qu’il gagnait. Une méthode efficace, en théorie, pour rendre à nouveau la totalité des clubs dépendants des revenus issus des performances sportives, et donc de l’argent de l’UEFA. Un vœu pieu, en réalité, qui n’aura pas fait illusion bien longtemps. Instaurée en 2010, cette règle a été sujette à plusieurs entorses dès les premières années de son entrée en vigueur, notamment par le club français du Paris Saint Germain (PSG), écarts qui ont bénéficié tout du long d’une indulgence frôlant la complaisance et rendant vaine cette exigence. Devant un tel fiasco, l’UEFA a récemment pris la décision d’abandonner la règle du fair-play financier, confortant encore davantage les clubs les plus fortunés dans leur perspective de financement sur fonds propres.
Désormais assez indépendants financièrement et grâce au champ libre offert par l’UEFA ces dernières années, les clubs fondateurs du projet de « Super League » peuvent ainsi se permettre d’initier leur propre compétition sans crainte de mettre en péril leur modèle économique ou sportif. Conscients de leur avantage sportif, leur ultra-domination ces dernières années offrant un intérêt certain à leur compétition, ces entités s’estiment désormais assez puissantes pour pouvoir couper le cordon, voler de leurs propres ailes et ainsi accentuer tant leurs revenus que leur attrait sportif en fondant une compétition dans laquelle ils seraient juges et partis.
Le développement à outrance du foot business, une institution (l’UEFA) dépassée par la puissance financière des équipes de premier plan, les inégalités colossales dans l’attribution des revenus issus des droits TV et l’incapacité (non sans lien avec les précédents éléments cités) des clubs concurrents à rivaliser avec les dix plus grosses écuries européennes, autant d’éléments qui ont permis à une douzaine de clubs de construire leur compétition privée, selon leurs propres règles et selon leur bon désir.
L’oligarchie du football européen ?
Ce chamboulement des rapports de force entre les différents acteurs du football sur le vieux continent n’est pas sans rappeler le système féodal propre à la France au Xème siècle lorsque l’autorité politique de façade, incarnée par les premiers rois capétiens, était impuissante face à la supériorité économique, notamment, des seigneurs du royaume. Bien que soumis depuis toujours à la figure royale, ces vassaux n’en développèrent pas moins leur propre souveraineté, se fondant sur leur indépendance financière pour s’émanciper de leur suzerain, le roi de France, et jouissant ainsi d’une gouvernance pleine et entière. Une situation extrêmement similaire à celle dont souhaitent désormais profiter les membres fondateurs de la « Super League », qui entendent donc tirer parti de leur indépendance financière pour s’émanciper de la figure d’autorité, en l’occurrence l’UEFA, et bénéficier une fois de plus d’un pouvoir discrétionnaire plein en entier.
Un pouvoir discrétionnaire, voilà justement le fond du problème. Si la pertinence d’une telle compétition peut varier en fonction des avis propres à chacun, c’est bien davantage la question du pouvoir discrétionnaire qu’entrainerait l’aboutissement de ce projet qui peut être source d’inquiétudes. Bien que souvent décriées pour leur incompétence et soupçonnées, à plusieurs reprises, de corruption, les instances de l’UEFA avaient néanmoins la faculté de ne pas être parties en plus d’être juges, ne privilégiant pas une équipe au détriment d’une autre. Les réclamations pouvant émaner de l’une d’entre elles, aussi puissante soit-elle, sont en principe traitées de manière neutre et impartiale, et étudiées dans la perspective d’améliorer la compétition pour l’ensemble des équipes et non pour une seule formation en particulier. Avec la création de cette « Super League », c’est cette autonomie qui pourrait disparaître : des équipes fixant leurs propres règles, de manière unilatérale, sans qu’aucun organe régulateur ne puisse interférer. Le football européen, fort de son histoire et de ses millions de passionnés, aux mains d’un groupe fermé d’à peine dix équipes. D’ordinaire, on appelle cela une oligarchie.