« Le chêne plie, mais ne rompt pas »
Au bout de la nuit, à Melbourne, à la fin de la pause déjeuner, en France, Roger Federer s’est qualifié pour les huitièmes de finale du premier Grand Chelem de l’année, l’Open d’Australie. Un match d’anthologie, qui fait rentrer l’helvète encore un peu plus dans la légende. Et cette nuit-là, la légende, c’était bien lui.
PROMENADE DE SANTÉ
Cela s’apparentait à une simple balade de santé. Une formalité pour le troisième mondial, facile tombeur de Steve Johnson (USA, 75e) et Filip Krajinovic (Serbie, 41e) aux deux tours précédents, et qui se présentait en seizièmes de finales dans la peau de l’ultra favori. Et pour cause.
Après une élimination en demi-finale au Maters, en décembre dernier, il avait expliqué vouloir prendre le temps de bien de récupérer, aborder 2020 avec sérénité. Promesse tenue, avec une préparation écourtée, et aucun matchs de compétitions à son actif avant de se présenter au premier tour de l’Open d’Australie. Ayant à coeur de prendre le temps pour atteindre ses objectifs, toujours aussi élevés, le suisse n’en était pas moins lucide : « Je vais prendre les choses match par match. Mes attentes ne sont pas élevées ».
Le premier tour contre Johnson, très attendu par les observateurs, a rassuré les craintes des plus dubitatifs : une victoire éclair en moins d’une heure et demi, laissant en tout et pour tout 7 jeux à son adversaire. « FedExpress » n’était guère plus tendre au tour suivant, étrillant le talentueux Krajinovic en 1 heure et 32 minutes, 6/1, 6/4, 6/1. Expéditif.
À COUTEAUX TIRÉS
Il n’en fallait pas moins pour que supporters et spécialistes y voient une possibilité de titre. Mais la route qui sépare le suisse du trophée finale était encore longue. L’obstacle suivant se dénommait John Millman, un local au tempérament fougueux. Au-delà du résultat, connu d’avance, c’était la forme qui était au coeur du débat. La seule question qui se posait était celle de savoir si ce serait un Federer triomphal ou laborieux qui viendrait à bout de l’australien.
1er set
Il n’aura fallu qu’une grosse demi-heure à Millman pour que la situation change d’un bout à l’autre : il n’était plus question de savoir comment « FedExpress » allait gagner, mais s’il allait parvenir à le faire. Une grosse demi-heure durant laquelle l’australien, audacieux et entreprenant, prenait son adversaire à la gorge, ne reculant devant rien, pas même devant le plus grand joueur de l’histoire du tennis (selon une enquête récente du journal L’Équipe). Le 47ème mondial arrachait le premier set 6 à 4, arrachant à la dernière seconde le service du suisse, paralysant les supporters de ce dernier, loin de se soupçonner une telle résistance.
2ème set
On pouvait s’attendre, dans le deuxième set, à une baisse de régime de Millman. Il n’en fut rien : un set âprement disputée par chacun des joueurs, défendants chèrement leur service, pour finalement revenir à Federer, au terme d’un tie-break maîtrisé de bout en bout (7-2). L’armée de Federer pouvait reprendre son souffle…
3ème set
Le répit du Suisse fut de courte durée. Dans un troisième set très similaire au précédent, Millman ne lâchait toujours pas le moindre petit bout de terrain, profitant des fautes de longueur de son adversaire du jour, et rattrapant tant bien que mal ses quelques grossières erreurs de parcours. Pour lui, le destin fut cette fois cruelle : un scénario identique à celui du premier set, à la différence près que ce fut cette fois Federer qui chipait son service dans les deniers instants de la troisième manche. 2-1 Federer, le suisse paraissait reprendre ses droits.
4ème set
C’est là toute l’incertitude du tennis : l’impossible peut se réaliser, même lorsque tout semble acquis. « Rodge » l’a cette fois subi à ses dépends, commettant l’erreur d’abandonner son jeu de service à 3 jeux partout. Une occasion qu’il ne fallait pas donner deux fois à Millman, puissant sur son service, impitoyable sur son coup droit, étonnant de régularité sur son revers. La 4ème manche, sans plus de suspense, lui revenait, ramenant les deux joueurs à une égalité parfaite de 2 sets chacun.
5ème set
Avant même que rebondisse la première balle du 5ème set, cette manche était promise à l’Histoire. Celle avec un H majuscule, celle que l’on raconte à ses enfants ou dans les écoles de tennis, et qui perpétuent des décennies durant la légende du tennis. Le public de la Rod Laver Arena , partagé entre la popularité légendaire du « Maestro », et le soutien envers son compatriote australien, ne fut pas déçu du spectacle. Coup de tonnerre à 1 jeu partout : à la surprise générale, Federer perd son service. 2-1 contre lui, et le monde entier se prépare à vivre l’élimination du suisse. C’était sans compter sur son abnégation indéfectible : contre vents et marées, résistants aux assauts innombrables de Millman, qui parvenait à sauver deux balles de break, il s’adjugeait le service de son adversaire, recollant au score. Tout était encore possible pour les deux hommes, bataillant depuis plus de 3 heures sous le ciel étoilé de Melbourne. Federer parvenait à sauver son service in extremis, deux jeux plus tard, pour empêcher son adversaire de mener 5-3. 4 partout, puis 5 jeux de chaque côté, et enfin une égalité parfaite à 6 jeux chacun, au 5ème set, synonyme de super tie-break.
LA MARQUE DES LÉGENDES
Il serait impossible de retranscrire avec des mots la tension intense que l’on pouvait ressentir sur le Rod Laver Arena, ou même derrière son écran, soutenant le suisse ou l’australien, ou tout simplement le tennis, à l’aube du super tie-break. Il serait vain, également, de tenter de décrire la folie irréaliste des points qui le constituèrent.
Bien mal embarqué, Federer se retrouvait mené 3 à 0, avant de revenir légèrement dans la partie, puis d’être à nouveau devancé, 6 à 4. Un point d’une cruauté immense, remporté par l’australien (7-4), qui venait définitivement doucher les espoirs des supporters du suisse… qui avez oubliés qu’un super tie-break ne se disputait pas en 7, mais bien en 10. Une lueur d’espoir bien vite éteinte par Millman, qui remportait le point suivant, devançant son adversaire de 4 longueurs, et n’étant plus qu’à deux points seulement de l’exploit (8-4). La partie semblait définitivement perdue.
Les 6 points suivants, eux, appartiennent à la postérité. Un vétéran de 38 ans, malmené durant 4 heures de jeu, au bord du précipice, qui s’apprête à chuter prématurément dans un des seuls grands tournois encore à sa portée. Le regard perdu de Mirka, son épouse et soutien de toujours, capté par les caméras à ce moment précis, en dit long : cette défaite, lourde de sens, ferait rentrer un peu plus sa légende de mari dans la tombe, dans le tombeau de la retraite. À 38 ans, il repousse la date, inexorablement. Cette fois-ci, mené de 6 points et dos à un mur insurmontable, la retraite le guette, telle la mort qui guette le souffrant. Mais il existe un seul Federer, l’unique, l’exceptionnel, le majestueux. Le Roi jette un dernier des ces regards sombres et ténébreux dont il a le secret, et s’apprête à servir. Point après point, Roger refait son retard. Puis prends les devants. Au bout d’un dernier point complètement surréaliste, qui le voit sauver une balle par miracle, ou plutôt par courage, il délivre son peuple d’un coup droit croisé salvateur. Le stade entier hurle son bonheur, son clan exulte. Le monde du tennis pousse un soupir de soulagement. Non, le lion n’est pas mort ce soir. Il est même plus vivant que jamais.
Federer vs Millman, ou l’histoire d’un seizième de finale de l’Open d’Australie, parti d’une simple formalité pour devenir une confrontation de légende. Le Maestro aura fait, une fois de plus, passer ses plus fervents supporters par toute les émotions, et c’est sans doute ce qui le rend si spécial. Pour un grand match, il fallait deux grands acteurs. John Millman, poussé par son public, eu le mérite de réaliser un des matchs les plus aboutis de toute sa carrière. Roger Federer, celui de réaliser une fois de plus ce qui semblait hors de portée humaine. Le Titan d’un jour contre le Titan d’un siècle, pour un lutte titanesque digne de la mythologie antique. Pour la première semaine du premier tournoi du Grand Chelem de la saison, on en a déjà pour son argent…
Si 2019 a été exceptionnel, 2020 risque d’être monumental. En tout cas, ça commence bien !