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Les vampires au cinéma : Dracula, Francis Ford Coppola (1992)

Dans les années 1990, le cinéma fantastique se renouvelle par ses thèmes et son traitement, découlant naturellement des ruptures s’étant opérées pendant plus de vingt ans : apparition du gore, banalisation de la violence, etc. D’autre part, les énormes progrès en termes d’effets spéciaux apportent une qualité visuelle inédite et permettent de s’affranchir des codes esthétiques mis en place. Malheureusement, les histoires de vampire connaissent un déclin indiscutable, tandis que les fantômes hantent de plus en plus les écrans du monde entier. Toutefois, un film culte et incontournable va venir changer la donne.

Après une décennie très inégale en termes de succès, Francis Ford Coppola revient sur le devant de la scène en 1992 avec Dracula. Ce film achève de faire du vampire un mythe appartenant, non plus aux légendes folkloriques ou à la littérature, mais au cinéma. Il pourrait même être perçu comme une synthèse de tout ce qui s’est fait en matière de films de vampires – qu’il s’agisse des caractéristiques de la créature, des éléments propres à la narration, des décors et de l’ambiance générale du film. Le Dracula de Francis Ford Coppola est également l’adaptation cinématographique la plus fidèle au roman de Bram Stoker, réintroduisant chaque personnage et chaque événement de l’histoire originale que les précédentes versions avaient délaissés. Pourtant, il se démarque de ces dernières en imaginant une romance entre Dracula et Mina Murray, ainsi qu’en présentant le vampire comme la victime d’une terrible malédiction et non comme un simple monstre – malédiction ici clairement explicitée, contrairement à celle du Nosferatu de Werner Herzog.

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Transylvanie, 1462. Le comte Vlad Dracula (Gary Oldman), chevalier roumain, part en guerre contre les Turcs en laissant derrière lui sa femme Elisabeta (Winona Ryder). Cette dernière met fin à ses jours lorsqu’elle apprend la fausse nouvelle de la mort de son bien-aimé. Or, le suicide étant un péché mortel pour l’Église, elle est considérée comme damnée. Fou de douleur, Vlad Dracul renie l’Église et déclare vouloir venger la mort de sa princesse à l’aide des pouvoirs obscurs, devenant ainsi un vampire sous le nom de Dracula… Quatre siècles plus tard, en 1897, Jonathan Harker (Keanu Reeves), un jeune clerc de notaire, est envoyé en Transylvanie afin de succéder à son collègue Renfield, devenu fou, pour conclure la vente de l’Abbaye de Carfax à un mystérieux comte qui n’est autre que Dracula. Au moment de la signature finale de la vente, Dracula découvre un portrait de Mina (également jouée par Winona Ryder), la fiancée de Harker, semblable en tous points à sa défunte épouse Elisabeta et décide d’aller la retrouver à Londres…

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Le film de Coppola est le premier à insérer dans son récit la légende entourant le personnage de Dracula. En effet, en écrivant son roman, Bram Stoker s’était penché sur l’histoire de Vlad III l’Empaleur, prince de Valachie du XVe siècle, dont le surnom Drăculea – signifiant « fils du diable » ou « fils du dragon » – et la réputation d’homme brutal et sanguinaire lui ont servi d’inspiration pour la création du vampire. Le changement majeur s’opère donc dans la séquence d’introduction, qui par surcroît, pose les bases de l’esthétique du film. Pour illustrer le combat que Vlad III mène contre les Ottomans, Coppola recourt à des ombres chinoises se détachant sur des cieux incandescents, ce qui permet au passage d’évoquer les pratiques inhumaines auxquelles le prince se livrait. Le dégradé de couleurs fait allusion aux films de Kurosawa que Coppola admire beaucoup et l’exploitation du théâtre d’ombre rappelle les prémices du Cinéma et la magie du trucage : un aspect important, dans la mesure où la réalisation de Coppola se tourne singulièrement vers le passé.

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Tout au long du film, Coppola ramène Dracula à ses manifestations antérieures, ne serait-ce que par d’anciennes répliques telle : « I am Dracula », que Béla Lugosi prononçait imperturbablement dans la version de Tod Browning. De même, dans la première partie du film, l’ombre surfaite et malfaisante du comte, émancipée du corps de son propriétaire, renvoie à l’ascendance expressionniste de Murnau. L’histoire d’amour entre Mina et Dracula, elle, rappelle le romantisme macabre du Nosferatu de Werner Herzog. Enfin, les couleurs saturées et les décors fantasques renvoient à l’âge d’or des films de la Hammer. Le rouge sang qui s’y écoule par flots, et les extérieurs factices sont d’authentiques réminiscences des studios britanniques. Mais dans les références cinématographiques, Coppola ne se limite pas aux films de vampires et rend hommage à Jean Cocteau dans de nombreux plans calqués sur La Belle et la Bête (1946) et Orphée (1950). Parmi ces derniers : les larmes de Mina qui se changent en diamants, l’ultime transformation de Dracula en prince Vlad, un miroir qui se brise, etc. On retrouve également les torches murales en forme de bras humains du château de la Bête.

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Finalement, Coppola a puisé la force de son Dracula dans les arts. Mais il ne faut pas réduire cette approche à une simple compilation encyclopédique ; cela reviendrait à renier la quintessence que le réalisateur a souhaité extraire de ce noble assemblage. Dans son Dracula, Coppola joue effectivement sur la confusion des influences artistiques et l’utilisation du passé cinématographique, matérialisant ainsi une sorte d’opéra démesurément baroque somptueux. Ces influences sont donc multiples et très hétérogènes : variant de l’expressionnisme au gothique, en passant par le romantisme et le symbolisme. Par l’architecture du château, ses fenêtres et ses portails en ogives, par les voûtes de Carfax, le film représente tout le caractère de l’art gothique. De là, c’est tout le fantastique propre au roman de Bram Stoker qui est exacerbé par Coppola. L’esthétique du film est également très influencée par l’œuvre du peintre symboliste Gustav Klimt – l’un des vêtements de Dracula étant d’ailleurs directement inspiré de l’un de ses tableaux intitulé Le Baiser.

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Comme nous avons pu le voir dans les articles précédents, le vampire est une créature associée au mondes rêves et des fantasmes, ainsi qu’à l’imaginaire. Le cinéma étant l’art de l’illusion, Coppola n’a donc pas exploité le potentiel de tous ces artistes en vain. Il l’a fait dans le but de créer un univers fantastique et onirique affranchi de toute volonté de réalisme. Cet aspect étant renforcé par le fait que, pour des raisons budgétaires, le film a été entièrement tourné en studios, ce qui lui apporte une allure théâtrale très prononcée. Par ailleurs, les effets spéciaux ont été réalisés sans informatique. Coppola use plutôt d’artifices avec des projections de photographies sur les murs et joue sur les ombres. Il mise également sur les costumes réalisés par Eiko Ishioka pour créer l’ambiance du film et mettre les acteurs en valeur. Par son souci du réalisme historique, confronté à son imagination foisonnante et baroque, la créatrice japonaise fut à ce titre, récompensée d’un Oscar en 1993.

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Si les anciennes adaptations du roman de Bram Stoker mettaient en scène une certaine érotisation du vampire, le Dracula de Francis Ford Coppola lui, opte pour une sexualité exacerbée, voire ouvertement débridée. Le film pourrait presque se lire comme une dénonciation des interdits sociaux en matière de sexualité. L’association du désir sexuel et de la mort – Eros et Thanatos – que nous avons tant abordée dans les articles précédents, prend ici une tournure bien plus malsaine. En effet, l’un des aspect marquants du film  est sa capacité à faire des vampires des êtres dont la soif de sang semble intrinsèquement liée à une forte sexualité. Plusieurs scènes peuvent frapper le spectateur par la nudité des corps, la langueur des baisers et le manque de pudeur de la caméra. La débauche serait alors l’expression de cette faculté sexuelle qui leur est interdite par nature. Par surcroît, cette version de Dracula est intéressante dans la mesure où elle aborde l’érotisation des femmes vampires et donc logiquement leur emprise sur les hommes. Dans les anciennes adaptations, seules les femmes étaient généralement présentées comme des victimes. Ici c’est Jonathan qui en fait les frais en se laissant totalement hypnotisé par les concubines de Dracula. Ce qui commence comme une scène de séduction à fort caractère érotique se transforme en orgie vampirique sanglante.

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Dans le film, la sexualité est également associée aux deux personnages féminins principaux : Mina et Lucy. La première, qui est promise à Jonathan, se comporte conformément aux bonnes moeurs et n’entretient pas de relations sexuelle avec son mari avant le mariage. Sa curiosité pour le sexe est bien présente mais elle la dissimule, notamment lorsqu’elle regarde un livre à caractère pornographique en cachette. Son amie Lucy, par rapport à elle, fait figure de dévergondée : elle séduit trois hommes en même temps, parle de sexualité en tout liberté et embrasse Mina sous la pluie. Mais ces allusions à la décadence sexuelles ne sont pas sans conséquences, Lucy étant la première victime de Dracula. Lors d’une scène particulièrement marquante, le vampire la plonge dans une sorte de transe lubrique pour la violer et se nourrir de son sang sous la forme d’un gorille monstrueux. Lucy devient alors, selon les mots de van Helsing, une traînée du démon, une catin des ténèbres, ainsi qu’une adepte volontaire et une disciple dévouée. Ses propos sont visiblement démontrée par l’attitude de Lucy, qui, une fois vampirisée, est totalement dévorée par sa libido. Toute la dimension malsaine du film de Coopola intervient lorsque Dracula achève la transformation de Mina en vampire. Après avoir planté ses canines dans la gorge de la jeune fille, il s’entaille la poitrine et lui demande de boire son sang. C’est ce sang contaminé, impur, qui permet à Mina de le rejoindre. C’est pourquoi un peu plus tôt dans le film, Van Helsing demande à Jonathan s’il a bu le sang des femmes vampires. En fait, le film opère une mise à jour du mythe des vampires, avec des allusions évidentes au SIDA et aux maladies vénériennes. La preuve étant plusieurs plans de globules rouges circulant sur l’écran.

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Aussi, dans son Dracula, Coppola exhume les vestiges du cinéma gore. Mais il s’agit ici d’un gore facétieux, presque comique. Ce genre use d’humoir noir et de burlesque dans des scènes où la violence est poussée dans ses derniers retranchements. Par exemple, la scène de décapitation de Lucy est directement raccordée par le gros plan d’un plateau de viande servi à Van Helsing, celui-là même qui, quelques secondes plus tôt, plantait son épée dans le cou de la jeune fille. Aucune adaptation cinématographique du roman de Bram Stoker n’en était arrivée à de telles démonstrations de violence, et surtout, à une telle inconvenance : les concubines de Dracula dévorent un nourrisson ; Lucy enlève un enfant dans le but de se repaître de son sang et vomit du sang à la figure de Van Helsing… Tout cela sans oublier son assassinat par Dracula, alors sous forme de loup, s’achevant dans une explosion d’hémoglobine à la Shining. Il y a dans ce Dracula, comme un refus de toute moralité. D’ailleurs, le film débute par le pire des blasphème : après avoir renié Dieu et appelé les pouvoirs obscurs, Dracula plante son épée dans une croix de pierre et boit le sang qui s’en écoule. Ce graal démoniaque lui offre la vie éternelle mais aussi la damnation. Pendant tout le film, Dracula n’aura de cesse d’accuser Dieu de la mort de sa femme et de ce qu’Il a fait de lui : un monstre.

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Dans un souci de fidélité au roman de Bram Stoker, le film de Coppola attribue à Dracula de nombreuses caractéristiques propres au personnage original. Initialement présenté sous les traits d’un vieillard cadavérique et repoussant, il peut néanmoins rajeunir son apparence – c’est d’ailleurs de cette manière qu’il séduit Mina. C’est une créature dont les capacités physiques dépassent de loin celles des hommes. Il peut se changer en différents animaux – notamment en chauve-souris géante et difforme – et contrôle des êtres vils : rongeurs, loups, etc. Il se fait brume ou brouillard, disparaît à volonté et peut commander aux éléments. Contrairement à une imagerie populaire répandue par d’autres films, et ceci est bien précisé dans le film, le Dracula de Bram Stoker ne meurt pas s’il est exposé à la lumière du jour. Comme toute créature de la nuit, il peut se déplacer de jour, mais ses pouvoirs s’en trouvent affaiblis. Dracula est également un prédateur : en témoignent une poignée de scènes filmées en caméra subjective, saisissant la course du vampire vers sa proie – ce qui nous renvoie à l’érotisation et à la sexualisation du personnage dont nous parlions ci-dessus. Mais si dans le roman Dracula est présenté la plupart du temps comme un monstre sans coeur et comme une incarnation du mal absolu, dans le film de Coppola, il se révèle capable d’aimer, de pleurer et d’éprouver de la sympathie. Le charisme du personnage est entièrement dû à l’interprétation de Gary Oldman, remarquablement investi dans son rôle, ce qui effraya quelque peu les deux actrices principales. Ryder confia par la suite qu’elle n’avait pas rencontré Oldman sur le tournage mais quelqu’un d’autre.

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Enfin, on ne pourrait se permettre d’écrire un article sur le Dracula de Coppola sans commenter la prestation d’Anthony Hopkins dans le rôle de Van Helsing. Loin des interprétations statiques et austères du personnage que l’on avait pu rencontrer avec d’autres acteurs comme Peter Cushing, le Van Helsing d’Hopkins est peu embarrassé de morale, plutôt cynique, brutal et jouisseur. Sa personnalité extravagante est introduite dès sa première apparition où il évoque avec ses étudiants, la relation entre civilisation et « syphilisation ». Le scénario suggère à plusieurs reprises un certain degré de folie chez lui, ou du moins l’existence de pulsions étranges qui virent tendancieusement à une forme de sadisme. Il combat Dracula alors qu’il est fasciné par lui. En outre, son comportement est excessif et parfois incohérent : lorsqu’il rencontre Mina, il l’entraîne dans une valse alors que Lucy est mourante ; il fait preuve d’une brutalité étonnante après la libération de l’âme de cette dernière ; il se laisse plus ou moins séduire par le charme d’une Mina vampirisée ; et enfin il jouit de la décapitation des femmes vampires. Il peut être également intéressant de noter que le prêtre qui assiste à la damnation de Dracula en 1462 est aussi interprété par Anthony Hopkins. Ce choix de tournage peut développer l’idée que la bataille engagée par Van Helsing à l’encontre de Dracula serait une forme de réminiscence de vie antérieure, inachevée après plusieurs siècles.

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« I’m looking for the cinematograph. The wonder of the civilized world. » Ces mots prononcés par Dracula dans le film, illustrent parfaitement l’état d’esprit général de cette œuvre à la fois constitutive de la moelle cinématographique et unique en son genre. Si certains critiques y ont simplement vu un fourre-tout magnifique et décevant, le Dracula de Coppola est l’authentique témoignage d’un cinéaste passionné par son métier, ayant su, par l’intermédiaire d’influences artistiques opposées en tous points, élaborer un style novateur et profondément captivant. Son adaptation du roman de Bram Stoker n’est peut-être pas un chef-d’œuvre absolu, mais elle a le mérite d’avoir une âme et une identité qui lui sont propres.

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