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L’enquête argentine: problèmes internes, problèmes communs

Cette série d’articles vise à comprendre le système de recyclage de la ville de Buenos Aires (Argentine) et le rôle central qu’y jouent les cartoneros. Ces personnes qui passent leurs journées à ramasser les déchets recyclables dans les rues de la ville. Retour sur leur apparition, leur manière de s’organiser et sur les caractéristiques. Analyse d’un mouvement qui va bien au-delà la collecte de déchets.

Le travail social, c’est la solution que la coopérative Recuperadores Urbanos del Oeste (RUO) a choisi pour remédier à certains de ses problèmes. Culture cartonera, précarité sociale et économique, les difficultés à résoudre sont aussi diverses et variées que leurs solutions.

Remède

Après plusieurs années d’une relative stabilité économique  au sein du système de recyclage de la ville de Buenos Aires, la coopérative Recuperadores Urbanos del Oeste (RUO) a décidé de recruter deux travailleuses sociales. En effet, malgré une certaine reconnaissance du travail de récupérateur urbain, beaucoup reste à faire. La coopérative et les travailleurs de l’État se sont retrouvé face à un constat frappant: la précarité des cartoneros n’a pas disparue. Cela prend différentes formes: très peu d’accès à l’éducation et à la santé, addictions, absence de projet de vie. La précarité n’est pas seulement économique, elle est aussi sociale. Car (sur)vivre avec un salaire de cartonero est possible, mais sortir de cette situation, trouver un autre travail, une meilleure rémunération, c’est une autre histoire. L’État et les différents gouvernements qui se sont succédés, municipaux et nationaux, n’ont jamais jugé utile de remédier à cette situation. La coopérative a donc pris les devants.

Le taux de pauvreté de Buenos Aires et sa banlieue en 2001. Si la sitation n’est plus aussi terrible, le fossé économique et social reste toujours aussi fort.

Une fois leur binôme constitué, les deux travailleuses sociales, Paula et Carolina, ont commencé à oeuvrer: “je crois qu’une des premières idées, une des tâches que nous avons réalisé sur le terrain a été d’essayer de faire un recensement de toutes les personnes d’ici [de la coopérative] et de nous présenter”. La coopérative n’est pas un lieu où les informations circulent très rapidement, bien au contraire. Ce travail de présentation a été crucial pour informer tous les cartoneros de la présence de deux travailleuses sociales au sein de la coopérative. Mais aussi pour réaliser un “état des lieux” de la coopérative et des problèmes que rencontrent les cartoneros.

Créer de nouveaux espaces

De ce constat réalisé ressortent différents problèmes. Certains déjà perçus, d’autres relevés par Paula et Carolina comme par exemple la non-documentation d’un grand nombre de cartoneros. Certains problèmes très concrets, comme celui de la documentation, sont résolus assez facilement. Mais parfois, il s’agit de thèmes plus profonds, qui demandent une solution sur le long terme. Comment, par exemple, parler de violence domestique lorsqu’on sait que souvent ce sont des familles entières qui travaillent au même endroit ? La création d’espaces plus restreints, destinés à certaines personnes s’impose.

C’est ce qui est rapidement fait avec l’ouverture de deux espaces, l’un destiné aux jeunes, l’autres aux femmes. Ainsi, au sein même des cartoneros, la diversité des situations, la diversité des problèmes est marquante. Les premiers temps ne sont pas faciles “Le premier jour, nous étions là mais personne n’est venu [à la réunion]” se rappelle Carolina. Pour les cartoneros, se posent plusieurs soucis. Le premier est communicationnel : il faut que les cartoneros apprennent qu’il existe ces réunions. Le deuxième problème est organisationnel, ces groupes de discussion sont organisés à l’extérieur des heures de travail. Il faut souvent rester le soir et quand il faut une à deux heure de transport jusqu’à son domicile, qu’il faut s’occuper de ses enfants, peut-être aller à un deuxième travail, rester discuter n’est pas forcément une priorité.

Questions d’habitudes

Parmis les cartoneros de la coopérative, certains ont commencé à travailler à l’âge de 9 ou 10 ans. On trouve donc parmis les jeunes, des personnes qui ont 10 ans d’expérience avec à peine la vingtaine. Si travailler dans les rues est devenu naturel, respecter certaines normes, d’hygiène notamment, l’est un peu moins, en partie car le travail se fait dans la rue car, comme l’explique Paula : “ton chef ne te voit pas,[…] c’est pas grave”. C’est donc dans le but de faire changer certaines de ces pratiques que le groupe de jeunes a été créé. “Chez les jeunes, décrit Carolina, nous avons créé un projet éducatif communautaire où venaient parler différents professionnels sur des thèmes d’hygiène, de santé…”.

Ces comportements ne sont pas seulement présents chez les jeunes, certains étaient acceptés au sein de la coopérative mais ils ont dû disparaître avec l’arrivée des travailleuses. Paula parle de “...certains aspects de la culture [cartonera] que la coopérative a dû modifier. Ne pas venir avec les enfants, ne pas boire pendant le travail, que ce soit dans la coopérative ou en dehors […] car si nous luttons pour que l’activité soit régulée, qu’elle soit reconnue comme telle et avoir plus de droits, on ne peut pas être avec ça d’un autre côté [en parlant des mauvais comportements], donc il y a des vêtements [de travail], des chaussures, certaines exigences…

L’organisation de repas est une autre manière d’instaurer de meilleurs relations, plus fortes entre les membres de la coopérative

Le thème de la santé revient aussi très souvent et sous différentes formes. Il s’agit le plus souvent de problèmes de sécurité sociale, les personnes ne sachant pas comment faire valoir leur droits. Mais les deux travailleuses sociales ont aussi beaucoup travaillé sur des problèmes d’addictions. La consommation d’alcool ou de drogue est un problème récurrent chez les cartoneros, et la crise n’arrange pas les choses. Car “…à la longue, le problème qu’une personne a avec la consommation se voit. Ca se reflète dans le quartier, dans la coopérative, avec les collègues (compañeros), dans les foyers”. Avancer sur cette question est long et surtout chaque personne vit une situation différente, un suivi personnalisé s’impose donc. Des liens sont noués avec différentes institutions travaillant dans le domaine de la santé, le but étant toujours de réduire les effets négatifs et non de pénaliser la consommation. Les choix de la personne sont la plupart du temps pris en compte afin de ne pas entamer des traitement, l’internement notamment, à l’encontre sa volonté. “Nous comprenons bien que les traitements fonctionnent ou non en fonction de la volonté de la personne” explique Paula.

S’ouvrir d’autres perspectives

Il faut donc voir le travail de Paula et Carolina comme un double processus, avec des objectifs différents qui s’étalent sur le plus ou moins long terme. Il y tout d’abord ce pour quoi elles ont été embauchées: régler, dans la mesure du possible, certains problèmes qu’affrontaient la coopérative et les cartoneros. Mais le travail ne s’arrête pas là. À partir du moment où il y a un engagement fort de la part des travailleuses et des cartoneros, quand des liens se créent, les possibilités se démultiplient. On passe d’une certaine manière du travail social à l’expérimentation sociale, les réflexions sont plus profondes, plus lentes aussi. Quelle identité veut-on donner à la coopérative et aux cartoneros ? Quelles relations envisage-t-on entre cartoneros ?  Au sein du quartier ? Répondre à ces questionnement n’est pas chose facile, ni rapide. Au contraire, cela se fait en même temps que la coopérative se construit, qu’elle évolue. ■


Nils SABIN

Sources et pour aller plus loin:

Un article plus académique et plus détaillé sur les cartoneros: https://journals.openedition.org/confins/8956

Sur l’apparition de nouveaux mouvements et de nouvelles organisations ainsi que sur leur rôle pendant la crise de 2001:
-“Argentine: Généalogie de la révolte: la société en mouvement” de Raul Zibechi, publié en 2003
-“La hipótesis 891. Más allá de los piquetes“, MTD Solano et Collectif Situaciones, publié en 2002 (en espagnol)

Crédit photo:

Image mise en avant et celle du repas entre les cartoneros : site de la coopérative Recuperadores Urbanos del Oeste (RUO)
http://rudeloeste.com/inicio

Les articles précédents dans leur ordre de parution:

https://vl-media.fr/cartoneros-lenquete-argentine-breve-histoire-dun-effondrement/

https://vl-media.fr/cartoneros-lenquete-argentine-confluences/

https://vl-media.fr/cartoneras-lenquete-argentine-cartoneras-de-tous-les-jours-cartoneras/


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