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L’enquête argentine: confluences


Cette série d’articles vise à comprendre le système de recyclage de la ville de Buenos Aires (Argentine) et le rôle central qu’y jouent les cartoneros. Ces personnes qui passent leurs journées à ramasser les déchets recyclables dans les rues de la ville. Retour sur leur apparition, leur manière de s’organiser et sur les caractéristiques. Analyse d’un mouvement qui va bien au-delà de la collecte de déchets.

L’histoire des cartoneros est intimement liée à celle du traitement des déchets de la ville de Buenos Aires. On ne peut changer l’un sans changer l’autre. Mais l’implantation de coopératives de cartoneros suite à la crise de 2001 est porteuse d’espoirs. Ceux de la construction sur le long terme d’un système centré sur l’humain et non pas uniquement sur la dimension matérielle.

Des flammes de l’enfer à six pieds sous terre

L’activité de cartonero n’est pas née de l’urgence sociale et économique de la période 1998-2001. De fait, sa réapparition a fermé une parenthèse de 25 ans pendant laquelle l’activité avait disparue. “Jusqu’en 1976, existaient le cartonero, le vagabond et le porte-bouteille qui vendaient des babioles et s’occupaient d’une partie des déchets, mais l’impact était très limité, marginal” déclare Eduardo Catalano, travailleur de l’État au sein de la coopérative Recuperadores Urbanos des Oeste (RUO).

Pendant une partie du XIXème siècle, la population brûlait elle-même ses poubelles. Puis le gouvernement a commencé à prendre en charge ce problème en acheminant et en entreposant les déchets en dehors de la ville. Les premiers incinérateurs apparaissent au début des années 1900, petite révolution dans le traitement des ordures. Avant 1976, les particuliers pouvaient toujours continuer à brûler leurs poubelles au même titre que la ville. Cette année là, le gouvernement de la ville interdit l’incinération des ordures. De plus, il crée une entreprise publique détenue à 50%  par la ville et à 50% par la Province de Buenos Aires. Elle devient alors la structure qui reçoit et enfouit les déchets de la ville, sous-traitant certaines activités à d’autres entreprises. À partir de ce changement d’organisation “tous les déchets que les individus produisent sont déposés dans la rue, et ils deviennent la propriété de ces entreprises une fois qu’ils touchent le sol. […] De ce fait, n’importe quelle action sur les déchets est une enfreinte à la loi.

En 2001, la loi de 1976 est toujours en vigueur, rien n’a changé. Il est interdit de s’emparer des déchets et l’activité des cartoneros est donc dans un premier temps illégale. Cependant, le gouvernement de la ville de Buenos Aires (considérée comme l’un des états fédérés d’Argentine) et l’État fédéral se rendent non seulement compte qu’ils n’ont pas de quoi empêcher cette activité mais, de plus, qu’elle permet aux entreprises et aux cartoneros de mieux supporter la crise. La solution face au problème est donc de légaliser l’activité des cartoneros, chose faite en 2003 avec la loi 992. Les cartoneros se retrouvent propulsés au centre du système de recyclage, chose impensable il y a encore quelques années.

Réseaux

Dès 2002 et dans les années qui suivent, se forment les premières “ébauches” de coopératives. Celles-ci étant le fruit de deux processus qui finissent par se rencontrer: l’organisation logistique des travailleurs et la mise en place du Programme de Récupérateurs Urbains (PRU). En effet, les cartoneros vivent tous dans les 2ème et 3ème cordons urbains qui entourent Buenos Aires, apparus dans les années 40 et 50 lors de l’industrialisation du pays. Cela signifie qu’ils doivent venir en train jusqu’à la ville pour pouvoir travailler. Pourquoi en train ? “Pour le chariot [qu’ils utilisent pour transporter les matériaux recyclables], c’est le meilleur moyen de transporter un chariot, en bus non, à pied non plus, il reste donc le train” répond Eduardo Catalano.

Les compagnies privées mettent rapidement en place des trains spéciaux destinés au transport des cartoneros: les « Trenes blancos”. Ainsi, pour une question de logistique, les cartoneros commencent à s’organiser en “proto-organisations”. Ils désignent des représentants qui dialoguent avec les compagnies sur la fréquence des trains,  leurs jours de fonctionnement, etc. À cela s’ajoute l’apparition de l’organe exécutrice de la loi 992, le Programme de Récupérateurs Urbains. Principalement composé de jeunes universitaires issus de l’Université de Buenos Aires (UBA), il donc devient un allié inespéré pour les cartoneros.

Un des Trenes blancos, les Trains blancs mis en place pour que les cartoneros puissent venir au centre de la ville de Buenos Aires.

À l’instar de nombreux milieux intellectuels, associatifs, d’organisations sociales, l’UBA est au moment de la crise un lieu de réflexion très fertile et bouillonnant. Pour ces universitaires, le PRU devient d’une certaine manière un champ d’expérimentation social et économique. Face à un État qui refuse d’investir de l’argent dans ce nouveau modèle, qui est à peine prêt à fournir des ressources matérielles, la figure de la coopérative apparaît comme solution. La “rencontre” entre les proto-organisations de cartoneros et le PRU permet l’émergence assez rapide de projets de coopératives.

Coopérativisme

Les coopératives apparaissent donc progressivement et se répartissent autour des lignes de chemin de fer menant à Buenos Aires. Une première coopérative émerge tout d’abord au sud et grâce au Movimiento de los Trabajadores Excluidos (MTE) –Mouvement des Travailleurs Exclus–. Celle-ci sert d’exemple pour les suivantes: à l’ouest le RUO et au nord Las Madreselvas. Elles comprennent bien assez vite que si elles ont été reconnues ce n’est pas pour autant que tout est acquis. Le choix de coopérer est une manière de peser plus lourd dans la balance, de renforcer leur influence. Les négociations avec l’État sont âpres et il faut se battre pour chaque camion supplémentaire, pour chaque centime.

Toutefois, même si l’apparition des coopératives est une avancée conséquente pour les cartoneros, la précarité reste de mise. Leur travail quotidien se fait dans la rue, en hiver comme en été et les perspectives d’avenir sont inexistantes. C’est une économie du précaire, un combat quotidien. ■

Nils SABIN

Sources et pour aller plus loin:

Un article plus académique et plus détaillé sur les cartoneros: https://journals.openedition.org/confins/8956

Sur l’apparition de nouveaux mouvements et de nouvelles organisations ainsi que sur leur rôle pendant la crise de 2001:
-“Argentine: Généalogie de la révolte: la société en mouvement” de Raul Zibechi, publié en 2003
-“La hipótesis 891. Más allá de los piquetes“, MTD Solano et Collectif Situaciones, publié en 2002 (en espagnol)

Crédit photo:

Image titre: Photo libre de droit (sous licence CC BY-SA 4.0)

Photo du Tren blanco :https://www.flickr.com/photos/galio/3254208527 (sous licence CC BY-SA 2.0)

Article précédent:

https://vl-media.fr/cartoneros-lenquete-argentine-breve-histoire-dun-effondrement/

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