Par delà les réalités géopolitiques, la composante la plus fondamentale de Daech est son eschatologie millénariste.
Difficile de cerner précisément ce qu’est Daech. Les définitions s’accumulent et se croisent, le plus souvent sans se contredire : acteur géopolitique parmi d’autres d’une région en décomposition, groupe terroriste régional et international, troupe mercenaire sunnite au service des pétromonarchies, bras armé d’un sunnite-land, Etat ou proto-Etat islamique avec cadres et administration décentralisée, califat dirigé par un descendant autoproclamé des Quraychites passé par les geôles de l’US Army, mafia des vallées du Tigre et de l’Euphrate…
Ses membres seraient à la fois des anciens généraux de Saddam Hussein, des soldats issus des armées syriennes et irakiennes, des sympathisants venus de tout le monde arabe, des jeunes occidentaux radicalisés dans des mosquées ou sur Internet, émigrés en Cham sur les terres du Califat – opportunistes ou convaincus, exaltés et naïfs. Les actions de chacun sont variées et les objectifs restent flous, entre gains territoriaux, captation de richesses, prise d’otage, enlèvements, assassinats, attentats. « Demeurer et s’étendre » titre le magazine officiel de l’organisation. Les experts hésitent encore à discerner une stratégie fondamentale.
Ce qui est certain, c’est le socle idéologique de cette opération. C’est ce qu’expliquait notamment le journaliste de The Atlantic, Graeme Wood, dès mars 2015, dans une longue enquête fouillée où il montre que l’idéologie islamiste n’est pas une simple excuse à des activités criminelles ou une façade pour des disruptions à grande échelle, mais bien un élément central et agissant.
Sans entrer en détail dans l’histoire et l’anthropologie de l’islam, de ses textes et ses interprétations, notons seulement que les membres de Daech sont des sunnites s’inscrivant dans le large courant salafiste (d’al salaf al salih, « les pieux devanciers » du Prophète) qui promeut le retour à l’islam des origines. Cette volonté de pureté et cette tension constante vers l’originel et le littéral est la caractéristique fondamentale des salafistes qui, en se faisant de surcroit djihadistes, prennent les armes et défendent par l’action violente leur vision de l’islam (compris ici comme un tout culturel, religieux et politique).
Daech pousse la logique salafiste djihadiste plus loin encore qu’Al-Qaida puisqu’il prétend installer un Califat et y appliquer de manière inflexible les injonctions du Coran. Pour Bernard Haykel, un expert qui étudie l’idéologie du groupe, c’est la « transposition directe de pratiques médiévales dans l’époque contemporaine ». Cela inclut l’esclavage, la crucifixion, l’amputation. Dans le même temps le groupe proclame l’avènement prochain de l’apocalypse, et se croit l’instrument de la fin des temps, préparant la venue du Messie annoncée dans le Coran. C’est d’ailleurs ce penchant proprement apocalyptique qui explique la volonté d’expansion territoriale de l’organisation. Autant d’aspects pouvant la différencier d’Al-Qaida, qui ne prétendait que rendre sa puissance et son prestige au monde musulman, sans espérer voir bientôt les derniers temps.
La purification passe par le rejet de tout ce qui n’est pas conforme à cette vision littérale et millénariste de l’islam. Il ne s’agit pas seulement d’influences occidentales et de modes de vie, mais aussi des traces de l’histoire et du temps long, et de tout ce qui n’entre pas dans une vision très étroite et ritualisée de la religion. Dans cet esprit apocalyptique, l’état de pureté religieuse rejoint l’état de pureté « historique ». Tout est potentiellement une mauvaise herbe à arracher pour se maintenir dans un univers pur, expurgé des influences étrangères au Coran. Il faut un monde conforme au texte, à l’état idéalisé qu’il décrit.
C’est ainsi qu’il faut comprendre la destruction progressive et planifiée du patrimoine syrien et irakien dans les territoires contrôlés par Daech. Avec l’implantation de l’organisation depuis maintenant deux ans, la liste s’allonge régulièrement. En début 2015, à Mossoul en Irak, les djihadistes ont détruit à coup de masse les statues du musée et incendié la bibliothèque avec ses livres et manuscrits rares. Ils avaient déjà fait exploser dans la même ville le tombeau du prophète Jonas en 2014. Palmyre, au nord-est de la Syrie, carrefour d’influences diverses dans l’Antiquité, a été privée de nombreux monuments, dynamités les uns après les autres. Même chose pour les vestiges de l’ancienne cité d’Hatra près de Mossoul, où se mêlaient les traditions mésopotamiennes, perses et gréco-romaines. La liste est encore longue. « Derrière chaque destruction culturelle, explique Fernando Baez, spécialiste du mémoricide, on peut déceler une intention délibérée de forcer une amnésie, qui permettra le contrôle d’un individu ou d’une société. »
La purification culturelle se traduit aussi par l’épuration ethnique et religieuse. Des groupes entiers de musulmans chiites, d’ « apostats » sunnites, de chrétiens, de kurdes, d’alaouites, sont régulièrement exécutés. Les exécutions individuelles se feraient plus ou moins en continu.
Ce qui est ainsi attaqué c’est la multiplicité d’influences et de cultures du Proche et Moyen Orient, dans une guerre culturelle intransigeante. Dirigée autant contre le monde pré-islamique (civilisations antiques, musées et centres archéologiques « occidentaux », christianisme), que contre une partie de l’islam. De nombreux sanctuaires et mosquées chiites ont été détruits. Par là, c’est un pan entier de l’histoire islamique que Daech veut éradiquer. Les chiites, par leur seule pratique de l’adoration de certaines figures religieuses, sont considérés comme des idolâtres. Ils sont dénoncés comme l’ennemi principal par le calife Al-Baghdadi lui-même. Résoudre le problème chiite reviendrait à annuler la scission de l’Islam en deux. Lorsque l’Histoire est considérée comme une œuvre divine, un processus historique contraire à l’unité de la religion devient une apostasie.
Le caractère proprement millénariste du djihadisme de Daech explique que celui-ci puisse adopter certaines attitudes « illogiques » ou pouvant apparaître inutiles à une banale lutte armée ou une organisation criminelle. Cette lutte-ci se situe dans un cadre bien spécifique de l’islam radical. Ainsi le seul fait que des armées occidentales ou soutenues par l’Occident attaquent sur le terrain les miliciens de Daech est pour ces derniers en adéquation totale avec les écrits du Coran. Et les pertes subies par l’organisation restent contenues dans le dessein divin, puisque l’apocalypse ne doit venir qu’après qu’une immense partie des combattants du califat eût été tuée ; ainsi, écrit Graeme Wood, « même les revers essuyés par l’EI n’ont pas d’importance. Dieu a de toute façon ordonné d’avance la quasi-destruction de son peuple. »
Pour Daech il n’y a que l’urgence du combat et ses impératifs. Ce que vise l’organisation, c’est un état stationnaire, une sorte de présent perpétuel du djihadisme, et une stratégie culturelle de la terre brulée devant mener à terme à l’apocalypse annoncée par ses prédicateurs. Le groupe n’a pas de revendications politiques concrètes qui serviraient de justification à ses agissements, comme c’était le cas d’Al-Qaida. Son seul but est d’exister. S’il peut avoir une quelconque utilité, c’est indirectement, pour des puissances tierces qui s’accommodent de sa présence.
L’intransigeance absolue de Daech, son refus à participer d’une manière ou d’une autre au jeu politique (« il n’y a de dieu que Dieu » est-il écrit sur son drapeau noir), en fait un acteur puissant par sa violence mais très instable. C’est suûrement ce qui fait, au plan géopolitique, sa fragilité. Il n’est jamais parvenu à être un véritable Etat et reste une organisation plus ou moins décentralisée de la terreur. Plusieurs experts estiment Daech trop radical pour se maintenir en tant que tel. Ce sont les idées et la volonté qui l’animent qui risquent de persister.
Il se peut que Daech « s’immole lui-même dans un excès de zèle », comme l’écrit Graeme Wood. Il est vraisemblable qu’un processus aussi violent se condamne à être sans avenir, à mesure que sa force et son utilité géopolitique s’amoindrissent, que ses financements se tarissent, que ses soutiens se détournent, que ses troupes sont dispersées. Mais cela se ferait à un terme plus ou moins lointain. Son momentum seul peut lui permettre de se maintenir encore quelque temps, maintenant que les financements initiaux lui ont permis de se structurer et d’assurer sa subsistance. Le risque est qu’entre-temps il ne reste plus dans cette région qu’un grand désert.
Graeme Wood évoque à la fin de son enquête l’attrait du fascisme et plus particulièrement du nazisme hitlérien pour mettre en garde contre la puissance de séduction du salafisme djihadiste. Dans l’histoire occidentale, on peut aussi y voir un parallèle flagrant avec, outre certains moments du millénarisme chrétien médiéval, l’esprit révolutionnaire de 1793 en France et le marxisme (avec ses branches soviétique, maoïste, khmer…). L’histoire du communisme offre beaucoup de similitudes avec le millénarisme actuel de l’islam radical, jusqu’à sa concrétisation en un Etat et une force géopolitique avec l’URSS, dont la chute finale a d’ailleurs coïncidé étroitement avec la montée du salafisme djihadiste.