Conjointement organisée par des livreurs indépendants bordelais et par le syndicat de la Confédération Générale du Travail, une conférence de presse s’est tenue ce mardi à la Bourse du travail de Bordeaux pour évoquer la situation des livreurs à Bordeaux. VL Media y était pour vous.
L’AUTO-ENTREPRENARIAT AU CŒUR DU PROBLÈME
On les voit partout, malgré le confinement et les fermetures de nombreux restaurants. Les livreurs Deliveroo ou Uber Eats, pour ne citer que les deux principales plateformes de livraison de repas cuisinés, circulant souvent à vélo ou sur un deux-roues motorisé ont envahi les grandes métropoles françaises depuis 2016. Si ces deux applications (Deliveroo et Uber Eats) sont bien connues de nombreux consommateurs et alors que leurs livreurs font désormais partie du paysage, ces nouveaux géants de la livraison de repas sont au cœur d’une bataille juridique et populaire qui les voient affronter bon nombre de leurs coursiers. Il faut d’abord comprendre le fonctionnement des enseignes que sont Deliveroo et Uber Eats : depuis leur création, ces deux entreprises respectivement anglaise et américaine ont fonctionné sur un modèle économique bien particulier, s’appuyant sur des livreurs facturés à la course et considérés comme auto-entrepreneurs, donc comme travailleurs indépendants et non comme salariés. Une situation qui ne peut plus durer selon le représentant de la CGT présent à la conférence de presse pour soutenir le combat de ces livreurs en colère : « c’est une dissimulation de salariés qui se développe dans de nombreux secteurs dont celui de la livraison de repas, c’est un glissement dangereux qui doit cesser ». Pour les livreurs également, un sentiment d’injustice se fait ressentir. Selon eux, au lieu d’assumer leurs responsabilités, ces sociétés préfèrent avoir recours à la sous-traitance, qui a fréquemment servi de fusible durant la crise sanitaire pour assurer la survie des plus grandes entreprises. Telles que Uber Eats et Deliveroo. Une manière de fonctionner qui avait déjà poussé les livreurs à créer une antenne syndicale dédiée en 2017 à Bordeaux, le premier syndicat des livreurs à vélo, pour lutter contre leur situation de précarité.
RÉMUNÉRATION EN BAISSE ET DROITS SOCIAUX PORTÉS DISPARUS
Si le modèle propre à Uber Eats et Deliveroo était présenté comme une promesse de liberté pour les livreurs, ces derniers estiment n’avoir vu qu’un mirage. Selon eux, loin d’être une belle vitrine d’indépendance que certains avaient bien voulu décrire, ce système de fonctionnement permet davantage aux employeurs de s’exempter de leurs obligations sociales. Car en tant qu’auto- entrepreneurs, les livreurs ne peuvent disposer d’une couverture sociale telle que les salariés. Les livreurs ne sont ainsi pas (ou peu) protégés contre les conséquences des accidents du travail ou des maladies. Une absence de droits sociaux dignes de ce nom qui coïncide avec une précarité grandissante de ces livreurs, qui voient leur rémunération chuter. Selon Alexandre, livreur pour Deliveroo et Uber Eeats depuis plusieurs années, la rémunération est insuffisante pour vivre décemment : « on a beau travailler du lundi au dimanche, notre rémunération est extrêmement basse. À tel point que certains livreurs ont été contraints de continuer à travailler en étant infectés par le Covid-19 ». En effet, nul besoin de verser un salaire minimum à un auto-entrepreneur, contrairement à un salarié. Une précarité déjà existante qui n’a cessé de croître avec la crise sanitaire. Le nombre de coursiers a sensiblement augmenté, au point d’en obliger certains à livrer pour Uber Eats et Deliveroo simultanément.
Une situation qui serait donc devenue doublement précaire, au niveau économique et social. Mais si le statut des livreurs n’a jamais évolué depuis l’apparition de Uber Eats et Deliveroo dans l’hexagone, leur traitement a, lui, en revanche, subi des évolutions colossales. Qui n’ont guère profité aux livreurs.
Les livreurs, non formés, sont en danger sur les routes et cela explique aussi que de nombreux repas arrivent froid et en retard
LIVREURS ET CONSOMMATEURS : LES GRANDS PERDANTS
Si, en apparence, rien n’a changé pour Uber Eats et Deliveroo dans leur système global de fonctionnement, la réalité est toute autre selon les livreurs, qui se sont exprimés devant nous. Alexandre témoigne : « avant, on pouvait gagner 100 euros en quatre heures avec une de ces deux plateformes, aujourd’hui il nous faut sept heures et en combinant les deux ». Une chute progressive de la rémunération qui trouve ses sources dans la multiplicité des livreurs et le développement de ces grandes enseignes de la livraison de repas à domicile, qui comptent, selon un livreur interrogé, sur « le turnover pour continuer à profiter des livreurs à des conditions dramatiques pour leur bonne rémunération ».
Autre conséquence concrète de cette sous-traitance : l’exploitation d’étrangers en situation irrégulière. Selon Jeremy Wick, un livreur engagé qui témoigne, l’application Deliveroo n’exerce quasiment aucun contrôle sur la création des comptes destinés aux livreurs. Cette négligence, additionnée à la nature même du fonctionnement de ces applications, contribue à développer l’utilisation de travailleurs migrants par d’autres livreurs. Selon Alexandre, « de nombreux livreurs sous-louent leur compte à des étrangers en situation irrégulières, en leur prêtant leur compte puisqu’ils ne peuvent légalement en posséder un et prennent une commission pouvant aller jusqu’à 75% en échange ». Une situation qui avait déjà été dénoncée en 2018 par des journalistes de France Télévisions et de L’Express.
La dernière marque concrète de cette évolution de Deliveroo et Uber Eats au cours des dernières années concerne les consommateurs. Avec la prolifération massive de ses livreurs indépendants, les deux entreprises ont fait disparaître la formation autrefois dispensée à chaque nouveau livreur, pour se contenter de les rediriger désormais vers quelques vidéos explicatives. Une évolution néfaste selon Jéremy Wick pour les livreurs, mais aussi pour les consommateurs : « les livreurs, non formés, sont en danger sur les routes car ils ne maîtrisent pas le métier et cela explique aussi que de nombreux repas arrivent froid et en retard ».
Un bilan bien sombre dressé par ces livreurs, qui se mobilisent depuis plusieurs années pour lutter contre ces écueils. En vain ou presque, pour l’instant.
ET MAINTENANT : QUEL AVENIR POUR LES LIVREURS INDÉPENDANTS ?
Pour lutter contre de tels géants commerciaux, les syndicats de livreurs tentent depuis longtemps de passer par la voie du droit. Leur mot d’ordre : justice sociale. Conjointement opérées avec la CGT, qui en est parti prenante, des recours devant la justice, de nombreuses actions en justice ont été menées par les livreurs pour voir reconnaitre leur statut de salarié. Depuis 2017, de nombreux recours ont ainsi été formés afin de montrer que les livreurs indépendants étaient des salariés cachés. Sans succès. Une mince avancée a toutefois été observée, grâce à un arrêt rendu par la Cour de cassation le 4 mars dernier qui a requalifié en contrat de travail la relation contractuelle liant un chauffeur livreur auto-entrepreneur à une plateforme numérique. Mener une action contre Deliveroo ou Uber Eats, en justice ou ailleurs, reste toutefois délicat. Selon Jérémy, de nombreux livreurs hésitent encore à franchir le pas : « ils ont peur de perdre leur boulot ». Ce qui est notamment arrivé au secrétaire général du syndicat des livreurs à Bordeaux, qui se plaint d’avoir été remercié par Deliveroo sans que l’entreprise ne lui fournisse aucun motif justificatif, juste après qu’il a pris part à la création de ce syndicat. La justice n’a, en tout cas, pas dit son dernier mot, et la loi ainsi que la jurisprudence risquent d’évoluer sur cette question.
Autre solution, celle d’une alternative. Si les livreurs indépendants ne parviennent pas à exercer leur métier dans des conditions décentes en travaillant pour Uber Eats et Deliveroo, pourquoi ne pas créer leur propre coopérative ? Une question que s’est déjà posée une grande partie des livreurs. Selon Jérémy, la réponse est plus complexe qu’il n’y paraît : « nous ne disposons pas des moyens publicitaires des grosses enseignes et en l’absence de fonds de départ, il sera difficile de lancer une nouvelle application ». Des discussions sont malgré tout entamées pour étudier cette hypothèse avec la Mairie de Bordeaux, qui s’est également engagée à fonder une « Maison du Vélo », sur le modèle de celle mise en place par la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris : un espace avec des douches et des salles réservées aux livreurs indépendants pour lutter contre la précarité qui les touche. Pour l’heure , de simples engagements. L’avenir dira s’ils ont été suivis d’actes concrets.
Pour l’heure, si ce ne sont pas Uber Eats et Deliveroo qui changent les règles du jeu, il faudra que le gouvernement s’en mêle. Encore faut-il qu’il s’en préoccupe. Selon Alexandre, « les députés de LREM sont loin de la réalité et le gouvernement est inactif sur ce sujet… Si ce sont les mêmes réélus pour cinq ans, qu’allons nous devenir ? ». Dans cet environnement rempli d’incertitudes, une seule chose est sûre : l’avenir des livreurs indépendants est loin d’être écrit.
Malgré un succès aussi rapide que colossal, Uber Eats et Deliveroo sont ciblées par des critiques venant de l’intérieur : celles de leurs livreurs. Un système de salariat caché, une rémunération en berne, des droits sociaux au plus bas, une absence de formation lors de leur arrivée, des sanctions contre les protestataires… Le cauchemar des livreurs semble bien réelle. Pour combien de temps ?