Ce dimanche 24 juin, la Turquie vit un moment électoral historique. Pour ou contre Erdogan, tel est l’enjeu de ce scrutin. Qui est ce président stratège, à la tête du tournant autoritaire turc ? Comment est-il parvenu à se jouer des crises politiques afin de polariser la société ?
L’ascension politique d’un leader pragmatique
Après 15 ans au pouvoir, le Président Recep Tayyip Erdogan sème toujours le trouble. Il a lui-même orchestré ces élections présidentielles et législatives anticipées, initialement prévues pour novembre 2019. Son objectif ? Exercer un mandat entier ses pouvoirs présidentiels illimités, étendus depuis la réforme constitutionnelle d’avril 2017. Un référendum remporté à une courte majorité (51,3 %) et hanté par le spectre de fraudes électorales. Le « Reïs », le chef, s’est imposé en colosse, élargissant son emprise sur le pays, tout en dévoilant ses pieds d’argile.
Il a fait ses premières armes en politique auprès du MSP (Parti du Salut National) islamiste dans les années 70-80. Une fois aguerri, il rompt avec son mentor Erbakan afin de fonder son propre parti, l’AKP (Développement et Justice). Porteur de ces revendications, il est élu maire d’Istanbul en 1994. Il connait dès alors une ascension fulgurante, renversant l’establishment politique décrié pour sa corruption. En 2003, il accède à la fonction de Premier ministre, et en 2014, il inaugure son propre palais présidentiel, le palais blanc.
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Du souffle du renouveau aux purges massives
Premier initiateur d’un rapprochement avec les kurdes, mettant la question religieuse de côté, Erdogan s’est concentré sur le développement économique de son pays. Il a joué sur l’ouverture et le rapprochement avec l’Union Européenne, étendant les libertés individuelles. Jusqu’en 2008, la Turquie incarne un modèle, combinant islam, démocratie et progrès économiques.
Aujourd’hui, la rupture semble absolue. Depuis la tentative de coup d’Etat survenu en juillet 2016, les contours d’une dictature se dessinent. En quelques mois, plus de 95 000 personnes sont arrêtées et 47 000 incarcérées. La torture fait son grand retour. Les purges massives s’étendent désormais aux médias, à l’enseignement, à la police, aux associations et aux élus.
Quand le revers économique fragilise la stratégie idéologique
Qualifié d’ultra-nationaliste, islamiste et autoritaire, la personnalité du « Reïs » tranche avec celle d’hier. En réalité, Erdogan a joué sa survie politique au moyen de revirements stratégiques. Alors que les négociations avec l’Union Européenne piétinent, il change de tactique, et se rêve leader du monde musulman. Il dénonce un complot occidental porté par les États-Unis qui souhaiteraient le renverser. La survie de l’État lui sert de prétexte à tous les maux. Il justifie la limitation des droits et libertés individuelles dans le contexte d’un état d’urgence permanent, prolongé sept fois depuis 2016. Pragmatique, il a su instrumentaliser mythes historiques, divisions religieuses et ethniques. Depuis ce tournant autoritaire, la Turquie est déchirée entre pro et anti Erdogan.
Le principal danger pour le Président réside dans son économie chancelante. « Au café, les gens ne parlent que du taux de change » affirme Céline Lussato, journaliste spécialiste en politique étrangère. Si sa politique de grands travaux a bâti son succès, elle pourrait désormais le mener à sa perte. L’inflation à deux chiffres réduit le pouvoir d’achat des ménages, tandis que l’endettement des entreprises explose. Une fois n’est pas coutume, Erdogan réagit face à la crise et convoque précipitamment des élections. Il anticipe l’éclatement de la bulle et son impact sur les classes populaires, base socle de son électorat.
L’opposition a-t-elle une chance ?
Cinq candidats affrontent le « Reïs » dans l’espoir de mettre fin à son règne. Hostiles à la dérive autoritaire du régime, trois d’entre eux ont formé une alliance. Même depuis la prison, la campagne fait rage. Selahattin Demirtas, le leader kurde du HDP (Parti de la démocratie des peuples), dénonce « l’empire de la peur » imposé par Erdogan. Détenu depuis novembre 2016, la bouilloire est devenue son emblème depuis que des gardiens ont échoué à mettre la main sur son portable. Sa réponse, « Je tweete depuis ma bouilloire électrique »
C’est surtout la popularité de Muharrem Ince, candidat du CHP (Parti républicain du people), qui laisse imaginer la tenue d’un second tour le 8 juillet. Situation inédite pour l’homme fort du pays qui voit son culte de la personnalité sérieusement ébranlé. Au moyen de diverses pressions, il préfère prendre ses précautions. Primes versées aux retraités, menaces de suspension d’aides sociales envers les 10 millions de pauvres, licenciements de fonctionnaires … Gare à celui qui sera surpris à assister à un meeting dissident.
#Erdogan est au pied du mur. Les élections de dimanche ne sont pas jouées d’avance. Il peut donc être tenté de passer en force. Les craintes de fraudes sont élevées et dès le 1er tour de la présidentielle.
— Guillaume Perrier (@Aufildubosphore) 21 juin 2018
L’issue du vote, à la fois cruciale et incertaine
Cruciale, puisqu’en Turquie, le pouvoir repose essentiellement entre les mains d’un homme fort ou d’un parti unique. Contrairement à la croyance populaire, « l’État turc est historiquement faible », souligne le professeur d’histoire à l’Université de Bogaziçi à Istanbul, Edhem Eldem. Le sultan Abdülhamid II au XIXème siècle, a bâti un système puissant au moyen de l’armée et de la police, dans lequel les institutions demeurent à la merci du pouvoir. L’incapacité de la cour de constitutionnelle à s’opposer aux abus de l’AKP en témoigne.
Incertaine, car la société turque se divise sur la question. Dans le contexte d’un Moyen Orient ébranlé, Erdogan incarne le retour à la sacralisation de l’autorité. Il aspire à jouer un rôle majeur sur la scène internationale, à la tête d’une puissance conservatrice et musulmane. Sa survie politique et l’avenir de son pays se jouent aujourd’hui, mais ce sera au peuple turc de choisir sa direction.