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Islam, quand la deuxième religion de France interroge la laïcité

Alors que la polémique continue de faire couler de l’encre, le maire de Béziers, Robert Ménard, a été entendu mardi 5 mai sur le décompte des élèves musulmans de sa commune. L’élu avait affirmé que les écoles publiques de Béziers comptaient « 64,6% » d’élèves de confession musulmane, niant toutefois un quelconque fichage de ces derniers. À la limite d’enfreindre la loi du 6 janvier 1978 interdisant les statistiques ethniques, il avait ainsi déclaré savoir qu’il n’avait «pas le droit de le faire », mais que selon lui, « les prénoms disent les confessions. » Cette affaire, loin d’être anodine, ravive les tensions autour de la confession religieuse en France. L’Islam, deuxième religion de France après le catholicisme, questionne à bien des égards les fondements de la laïcité française et le modèle républicain.

Laïcité et religion, que dit la loi ? 

La laïcité, établie en France par la loi de 1905, institue la séparation des religions et de l’État. En distinguant la sphère publique de la sphère privée, l’État est neutre vis-à-vis des croyances religieuses et respecte chacune d’elles, mais où l’espace privé est la mise en oeuvre de la conviction religieuse. Elle assure également la liberté des consciences, c’est-à-dire la possibilité de croire ou de ne pas croire et de pratiquer librement un culte, sans que celui-ci trouble l’ordre public à l’exemple du port de signes ostentatoires. L’État ne reconnaît donc aucune croyance religieuse, mais il les respecte toutes. L’État est non confessionnel, le pouvoir civil ne peut donc s’immiscer dans le domaine spirituel et les Églises sont incompétentes pour gérer directement le temporel.

L’Islam, des différences confessionnelles qui entrent en contradiction avec la laïcité 

Comment envisager l’Islam comme deuxième religion de France tout en conservant la neutralité sémantique établie par la loi de 1905 ? Plusieurs divergences qui tiennent à la pratique de l’Islam viennent questionner le modèle de la laïcité française, qui était jusqu’ici apte à trouver des compromis aux tensions religieuses.

D’abord, l’Islam n’opère pas de distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Il est donc impensable de se découvrir dans l’espace public, puisque la notion même d’espace public et d’espace privé est absente. Se couvrir pour une femme est donc une expression de foi, qui appelle au respect et à la tempérance du désir d’hommes autres que leur mari. Ce principe pose deux obstacles à la conception française de la laïcité. Premièrement, il s’agit du débat sur l’ostentatoire, où les signes manifestants une appartenance religieuse dans l’espace public. La loi du 11 octobre 2010 interdit de revêtir en public une tenue dissimulant le visage et s’applique donc au port du niqab et de la burqa. Ces pratiques seraient donc contraires à la laïcité, et où la loi reste difficilement applicable compte tenu de la délicate procédure de verbalisation d’une femme voilée.

Deuxièmement, le voile comme expression de foi peut traduire dans une lecture laïque une idée reposant sur l’inégalité des sexes entre homme et femme. Certains peuvent y voir une soumission de la femme à la volonté masculine, chose que la République combat au nom de l’égalité des deux sexes. Ensuite, vient la question de la construction des lieux de culte comme les mosquées. L’article 2 de la loi de 1905 est clair à ce sujet, puisque « La République ne reconnaît, ne subventionne, ni ne salarie aucun culte ». Depuis la loi, la puissance publique ne finance plus la construction des lieux de culte mais elle participe à la rénovation et à la réhabilitation des lieux de culte existants. Comment donc garantir le libre exercice du culte en l’absence de lieux de culte ?

Mais par-delà des divergences sur la pratique et les modalités du culte, l’importance croissante prise par l’Islam révèle l’obsolescence du modèle d’intégration français

Un historique du modèle d’intégration français

Le modèle d’intégration français est issu de la tradition jacobine hostile à la reconnaissance publique du pluralisme culturel. Le contexte post-révolutionnaire français contribue à façonner l’idée d’un citoyen nouveau, libre et indépendant du sujet de l’Ancien Régime.

Historiquement en France, le modèle républicain institue une opposition entre individu et citoyen. L’individu est doté de particularismes (physique, opinions politiques ou religieuses, orientations sexuelles…) quand le citoyen est exempté de tout particularisme individuel pour n’avoir que des droits et des devoirs. L’ensemble des citoyens doivent alimenter une conscience collective dans la décision d’appartenir à un ensemble choisi : la nation.

Dominique Schnapper, sociologue et politologue française, montre que la France a juridiquement deux mécanismes pour l’accueil de nouveaux membres : par droit du sol ou du sang. Toutefois, ils sont soumis à une contrainte particulière, celle d’accepter « un domaine public unifié qui transcende tous les particularismes » au nom de la soumission aux valeurs républicaines. Le modèle français se veut donc ouvert et inclusif contre une adhésion au vivre ensemble français au travers de la citoyenneté. Selon elle, être citoyen « se définit par son aptitude à rompre avec les déterminations qui l’enfermeraient dans une culture et un destin qu’il n’a pas choisi ». 

Être français serait donc se dépouiller de son héritage culturel au nom de la transcendance des valeurs républicaines. Cette vision permettrait à chacun de se façonner différemment que ce que ses conditions de naissance auraient façonnées pour lui. Où seule la République est capable d’assurer la cohésion de la collectivité sans remettre en cause les appartenances privées du citoyen. Ce modèle d’intégration du non-citoyen est appelé modèle assimilationniste.

À l’origine du conflit, une insuffisance du modèle d’intégration

Ce modèle d’intégration a ainsi prévalu pendant toute la période de l’après-guerre jusqu’aux années 1970. Après le Seconde Guerre mondiale, la France préconise une immigration économique à cause d’un fort besoin de main d’oeuvre pour la reconstruction du pays et de l’économie française. Mais cette immigration a été pensée comme une immigration temporaire, et non définitive. Les migrants devaient retourner dans leur pays d’origine à l’issue de ce travail. Mais au lieu de cela, une immigration de peuplement succède à l’immigration économique, au nom du regroupement familial et du devoir national d’assurer à l’individu et à sa famille les conditions nécessaires à son développement.

Or le quiproquo de ces mouvements migratoires, c’est qu’ils n’ont pas été vécus comme tels. Les immigrés de deuxième et de troisième génération n’avaient pas intégré cette exigence d’adhésion au vivre ensemble français pourtant évidente dans l’esprit de l’État français. Progressivement, un flou identitaire s’est créé, notamment par l’absence de facteurs communs permettant l’adhésion aux valeurs républicaines et le rejet de l’assimilation à la française, vécue comme une stigmatisation des populations immigrées.

À partir des années 1970, les identités culturelles sont plus importantes et commencent à avoir du poids et à revendiquer cette exclusion dont ils sont les victimes. Elles reprochent au modèle assimilationniste d’avoir un esprit paternaliste qui impose une culture supérieure, notamment au travers de cet arrachement de l’héritage culturel d’origine au nom de la citoyenneté. D’un modèle d’assimilation, l’État lui substitue la notion d’intégration, terme toujours employé aujourd’hui. Mais alors que l’assimilation prônait de gommer tous les particularismes des nouveaux membres, l’intégration ne pose aucun critère d’adhésion.

La réponse des pouvoirs publics, la politique de l’hésitation 

Les modalités de l’intégration sont imprécises, révélant une incapacité des pouvoirs publics à définir les conditions et critères de cette « intégration ». L’État oscille entre une volonté de maintenir le modèle républicain laïc, transcendant les particularismes autour de la citoyenneté et de l’identité nationale française et la concession de certains particularismes communautaires au nom de la paix sociale et d’une coexistence harmonieuse.

Toutefois, l’État n’a jamais réellement tranché cette alternative. L’habitude française a ainsi considéré l’intégration au travers du prisme des inégalités socio-économiques. La traduction de ces politiques d’intégration s’est faite surtout au niveau de la ville afin de favoriser la mobilité sociale comme vecteur quasi unique d’intégration. On pense ainsi aux créations de Zones Urbaines Sensibles (ZUS) et de Zones d’Éducation Prioritaires (ZEP) ou aux lois de la mixité sociale du 13 juillet 1991 visant à lutter contre l’exclusion urbaine et favoriser l’insertion professionnelle. Mais ces mesures n’ont pas résorbé les fractures sociales et la ségrégation économique et urbaine, où il y a près de 24 % de chômeurs dans les zones urbaines sensibles (ZUS), soit un taux deux fois et demi plus important que dans le reste du territoire (Observatoire des Inégalités).

Islam, laïcité et modèle d’intégration français

Dans ce contexte, la question du pluralisme culturel interroge le modèle de la citoyenneté universelle prôné jusqu’ici par la France. Le débat actuel sur la laïcité révèle une réticence française à considérer plus sérieusement la question de l’intégration, par peur de voir le modèle républicain remis en cause.

L’Islam est confronté à un durcissement des définitions données à la laïcité, des définitions qui semblent progressivement en détourner les sens vers de l’intolérance à l’égard de la différence. Comme le souligne François Ernenwein, journaliste à La Croix, « la laïcité n’a de sens que si elle ne vise pas la négation des croyances »« en France, c’est l’État qui est laïc, pas la société ». La loi garantit la liberté de conscience et autorise l’expression religieuse dans l’espace public. La polémique instituée par Bertrand Ménard sur les statistiques ethniques révèle aussi la paralysie du cadre français à nommer la différence, apparaissant directement comme une stigmatisation de l’autre. Ce phénomène dévoile l’influence du modèle assimilationniste sur la conscience française. Le modèle américain s’est construit sur le modèle de l’intégration du pluralisme culturel et le multiculturalisme. Leur conception de la laïcité n’empêche pas d’établir des statistiques ethniques, dans la mesure où ces sujets se veulent décomplexés de toute stigmatisation.

Outre cette différence culturelle entre la France et les États-Unis sur la possibilité de faire des statistiques ethniques, une telle comparaison a le mérite de montrer que les statistiques permettent d’apprécier les effets des politiques publiques en matière d’intégration. En France, l’absence totale de toute mesure ne permet pas de mesurer les conséquences d’une politique en dehors du prisme socio-économique. Sans légitimer l’action du maire de Béziers, les pratiques statistiques américaines pourraient permettre à la France de simplement s’interroger sur la manière de qualifier et de quantifier de manière plus précise une intégration au bilan mitigé.

L’Islam est ainsi au coeur de cette problématique proprement française, questionnant à la fois la conception française de la laïcité et le modèle républicain de l’intégration. À l’inverse du catholicisme, l’Islam n’a pas suivi le parcours de sécularisation emprunté par l’Église Catholique depuis la loi de 1905, chemin permettant aujourd’hui une coexistence pacifique avec l’État. Dès lors, la question se pose : est-ce la loi de la laïcité qui doit être réformée ou élaborée à nouveau en prenant cette fois-ci en compte un Islam absent en 1905. Ou bien, est-ce l’Islam qui doit se réformer et se séculariser dans un Islam de France, afin de s’insérer dans le cadre de cette loi ? Cette question suppose ainsi une véritable prise de position urgente et une évolution cognitive sur la question de la part des pouvoirs publics. Et ceci dans un contexte post-Charlie qui conduit malheureusement à une méfiance croissante envers un Islam méconnu, prônant pourtant des valeurs de tolérance, d’ouverture et de respect compatibles avec les valeurs de la République.

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