Cette série d’articles vise à comprendre le système de recyclage de la ville de Buenos Aires (Argentine) et le rôle central qu’y jouent les cartoneros. Ces personnes qui passent leurs journées à ramasser les déchets recyclables dans les rues de la ville. Retour sur leur apparition, leur manière de s’organiser et sur les caractéristiques. Analyse d’un mouvement qui va bien au-delà la collecte de déchets.
Chaque jour, l’activité de cartonero s’exerce dans les rues. C’est une histoire de précarité, de rapports tendus avec l’État, c’est une lutte quotidienne pour un système qui doit encore faire ses preuves. Plongée dans le quotidien de deux cartoneras, Rosa et Yesica.
L’économie du précaire
Chaque organisation est donc responsable d’un territoire sur lequel elle dissémine le travail des cartoneros, parfois selon des parcours prédéfinis. Au RUO, les travailleurs se répartissent par demi-journées, afin que les matériaux se renouvellent continuellement, et sur des parcours allant de 4 à 6 kilomètres. Rosa, 63 ans et cartonera de la première heure, décrit comment la quantité de matériel recyclable varie d’une période à l’autre en fonction du portefeuille des gens. En effet, à l’abondance des premiers jours ou des périodes de fêtes succèdent les fins de mois difficiles, les périodes de crise. Celles-ci sont marquées par une baisse de la quantité de matériaux et par un nombre plus important de cartoneros “temporaires”. Moins de matériaux, plus de monde, la crise n’épargne personne et sûrement pas les cartoneros.
Ni employés de l’État, ni employés du privé, les travailleurs appartiennent à une zone d’ombre entre les deux. De la même manière, l’argent que leur verse la ville de Buenos Aires n’est ni un salaire ni une aide, c’est entre les deux. Ainsi, le mot utilisé, “incentivo”, peut être traduit par prime. Plus hypocrite qu’autre chose, cette distinction est juste une manière de ne pas faire des cartoneros des salariés de l’État. À cette prime-salaire, de 12.300 pesos argentins par mois, –258€ au moment de l’interview–, s’ajoute une véritable prime versée par la coopérative. Celle-ci dépend de la productivité de chaque travailleur, c’est-à-dire de la quantité de déchets ramenés chaque jour.
La richesse du quartier
Certes, la quantité de matériaux ramenés varie en fonction de la conjoncture, mais elle dépend aussi beaucoup des relations tissées dans le quartier par les cartoneros. Travaillant en binôme, Rosa et Yesica ont progressivement appris à connaître la zone et ses habitants. Elle sortent chaque matin avec leur chariot vide pour faire le tour du quartier et, quand elles passent, les concierges leur apportent les déchets recyclables qu’ils ont gardé. À première vue, les échanges entre les cartoneras, les concierges et les habitants passent pour de simples relations de voisinage. Mais, à discuter avec les cartoneras, on comprend vite que l’idée du recyclage comme créateur de lien social, générateur d’une vie de quartier est aussi un sujet important pour la coopérative.
En dépit du faible taux de tri sélectif dans les immeubles (peut-être un sur dix), remplir un chariot prend moins de temps qu’il n’y paraît. Au bout de deux heures, le chariot devient pesant et il est plus difficile à manoeuvrer au milieu des voitures. Les quantités de matériaux récupérés et recyclés pourraient être bien plus importantes, mais à condition de changer les modes de consommation et la manière de gérer ses déchets. Pour Rosa, l’éducation est au centre du débat, sinon comment expliquer le fait que les cartoneras et leur familles, appartenant aux classes les plus pauvres, aient appris à recycler sans difficultés ? Faire changer les mentalités n’est chose facile car la bonne volonté de la coopérative n’est qu’une (petite) pierre à l’édifice. La vision qu’a la population des cartoneros n’aide pas et, au bout de 18 ans, elle commence lentement à changer.
Le combat quotidien
La collecte terminée, les différents matériaux (verre, plastique transparent, plastique de couleur, carton, papier journal…) sont ramenés à la coopérative. Rosa et Yesica y retournent vers 13h après avoir préalablement séparé chaque matériau. Une fois leur récolte pesée, le tout est envoyé au centre de recyclage pour être transformé et revendu à différentes entreprises. En une matinée les deux cartoneras ont réuni un peu plus de 100 kg, une petite quantité pour un binôme.
La prime de productivité se calcule une fois par mois en fonction de la quantitée ramenée. “Imaginons que le salaire soit payé le 5 de chaque mois, le 20, c’est-à-dire au bout de deux semaines, le travailleur touche sa [prime de] productivité. Le premier [versement] important, le deuxième un peu moins pour accompagner la fin de mois” décrit Eduardo Catalano, travailleur de l’Etat au sein de la coopérative.
Un quotidien précaire, tout comme celui de la coopérative parfois menacée par l’État lui-même. Bien que les coopératives aient gagné de la puissance notamment dans les négociations salariales, il n’est pas difficile de voir que le système ne convient pas à l’État. Il y a quatre ans, il a essayé de privatiser les coopératives en les incorporant aux entreprises privées chargées de l’enfouissement des déchets. Les protestations ont jusqu’à maintenant empêché le projet d’aboutir, mais pour combien de temps ? En 2018, le RUO a appris que l’État voulait vendre le terrain où se trouve la coopérative, autre moyen de faire pression sur l’organisation.
Devenirs
Après toutes ces avancés individuelles et collectives, toutes ces luttes et toutes ces tonnes de matériaux recyclés, rien ne semble totalement acquis. Apparues aux dépens de l’État, les coopératives semblent encore vivre dans une semi-reconnaissance de celui-ci et ce en dépit de leur rôle essentiel dans le système de recyclage. Issu d’une lutte, d’un mouvement social dont les prémices remontent au début des années 90 mais à la portée plus que présente aujourd’hui, le cartonérisme est bien plus qu’une forme de recyclage.
Cette activité trouve tout son sens bien au delà de la récolte de déchets, dans une forme d’organisation à la fois autonome et implantée dans un territoire. Le travail de cartonero n’est pas un mode de vie très stable ni enviable mais, à son échelle, il contribue à des changements de comportements et de mentalités. Tout comme il permet de réfléchir sur quel développement choisir et comment soutenir ces formes alternatives d’organisations en Argentine, actuellement aux portes d’une crise qui fait ressurgir les souvenirs aigres-doux de 2001. ■
Nils SABIN
Sources et pour aller plus loin:
Un article plus académique et plus détaillé sur les cartoneros: https://journals.openedition.org/confins/8956
Le site de la coopérative du RUO:
http://rudeloeste.com/inicio
Sur l’apparition de nouveaux mouvements et de nouvelles organisations ainsi que sur leur rôle pendant la crise de 2001:
-“Argentine: Généalogie de la révolte: la société en mouvement” de Raul Zibechi, publié en 2003
-“La hipótesis 891. Más allá de los piquetes“, MTD Solano et Collectif Situaciones, publié en 2002 (en espagnol)
Les articles précédents dans leur ordre de parution:
https://vl-media.fr/cartoneros-lenquete-argentine-breve-histoire-dun-effondrement/
https://vl-media.fr/cartoneros-lenquete-argentine-confluences/