De 1973 à 1988, l’histoire des studios Disney est marquée par un profond sommeil induisant une absence de projets d’envergure pour la branche cinématographique. Divers facteurs sont à l’origine de cette détresse artistique, à commencer par les décès successifs de Walt Disney en 1966 et de son frère Roy en 1971 – préalablement évoqués dans le précédent article. S’ensuit alors une réorganisation du studio, avec le recrutement de nouveaux artistes se faisant la main sur leurs premiers films d’animation. Le potentiel artistique des œuvres Disney en souffrira durablement pendant plus de 15 ans. Voici un bref historique des films ayant été réalisés durant cette période.
Après le semi-échec de Robin des Bois, les studios Disney reviennent à un long-métrage plus familial avec Les Aventures de Bernard et Bianca, sorti en 1977. Le scénario du film est assez simple : une jeune orpheline du nom de Penny a été kidnappée et enfermée dans un vieux bateau abandonné du Bayou du Diable – un lieu fictif probablement situé en Louisiane. Ses ravisseurs, madame Medusa et monsieur Snoops, une affreuse mégère possédant une boutique de prêteur sur gage et son collaborateur un peu simplet, souhaitent se servir de la fillette pour pénétrer dans une grotte et y récupérer un diamant. Un jour, Penny jette à la mer une bouteille contenant un message de détresse. Celui-ci sera récupérée par la Rescue Aid Society, une organisation internationale dirigée par des souris s’étant établie dans les sous-sols du siège de l’ONU à New York. Deux d’entre elles, l’agent hongroise Miss Bianca, et le concierge Bernard, se portent volontaire pour lui porter secours.
Bernard et Bianca est une production modeste et un petit film sans ambition. Il a cependant été chaudement accueilli par la critique et le public. Les studios Disney avaient des ambitions simples et elles ont été largement atteintes. Le film est un agréable divertissement familial, qui, à l’image des 101 Dalmatiens, se déroule dans une époque contemporaine à sa réalisation. Les personnages principaux et secondaires sont drôles et attachants, comme Orville, le pilote albatros. Quant à la méchante du film, elle est plutôt réussie : c’est une femme dominatrice, dont l’allure à la fois sophistiquée et vulgaire en fait une citadine monomaniaque et avare, n’hésitant pas à s’attaquer à des enfants pour réaliser ses projets.
Bernard et Bianca annonce également les prémices de la renaissance Disney, en se focalisant à nouveau sur un drame et non sur une comédie – comme cela fut le cas avec les productions précédentes. Au niveau du traitement des couleurs, le film est assez triste et possède peu de teintes chaudes, ce qui renforce l’aspect dramatique du scénario. D’une manière générale, Bernard et Bianca est assez apprécié pour son humour et son manque de réalisme volontaire, qui font ainsi de lui un film « transitionnel ».
Adeptes de l’anthropomorphisme, les studios Disney poursuivent leur odyssée animale en réalisant The Fox and the Hound, qui sort en 1981 – le titre français du film est Rox et Rouky, mais les noms des personnages ont été changés. Le film s’inspire de la nouvelle du même nom, publiée en 1967 par Daniel P. Mannix, écrivain et journaliste américain. Il met en scène Tod, un renard orphelin recueilli par une brave fermière, et Copper, un Saint-Hubert, plus jeune chien de chasse du voisin Amos Slade. Les deux animaux se lient d’amitié, mais en grandissant la nature reprend ses droits et leur relation est menacée. En effet, Copper est destiné à devenir un chien de chasse, et Tod est un animal sauvage par nature.
La plupart des critiques parlent d’un film moyen, mais néanmoins soigné. The Fox and the Hound est une œuvre sentimentale et amusante, peut-être un peu terne sur le plan esthétique, mais conforme aux canons disneyiens. Le point d’orgue du film et les dernières séquences, notamment le combat entre Copper, Tod et l’ours, sont particulièrement réussis et furent généreusement complimentés par le monde de l’animation. Le générique d’ouverture innove également en présentant deux minutes totalement dénuées de musique, ce qui permet d’installer une ambiance calme et oppressante.
Malgré une démarche assez conventionnelle ainsi qu’un scénario prévisible et plein de bons sentiments, The Fox an the Hound n’est pas qu’une histoire attendrissante sur des animaux, mais une fable sur la dureté de la nature et une réflexion sur la façon dont la société détermine notre comportement. Le passage où la vieille fermière abandonne Tod dans la forêt est sûrement l’un des plus larmoyants de la filmographie Disney. Notons également la contribution artistique de deux acteurs d’envergure : Kurt Russel, égérie masculine de John Carpenter (The Thing, Escape from New York) ; et Mickey Rooney, acteur emblématique du paysage cinématographique anglophone ayant joué dans plus de 300 films.
En 1985 sort le plus étrange des Classiques d’animation Disney : Taram et le chaudron magique. Le film est adapté des Chroniques de Prydain, un cycle de fantasy destiné à la jeunesse, composé de cinq volumes publiés par Lloyd Alexander entre 1964 et 1968. Dans le pays imaginaire de Prydain, un jeune valet de ferme doit protéger Hen Wen, un petit cochon doté du don de voyance car celui-ci est convoité par le Seigneur des Ténèbres, une sorte de mage maléfique ayant l’apparence d’un cadavre desséché. Ce dernier souhaite retrouver un chaudron magique au sein duquel repose l’âme d’un ancien tyran, grâce auquel il pourra ressusciter une armée de soldats morts et ainsi conquérir le monde.
Taram et le chaudron magique fut un tel échec commercial qu’il se vit renié par ses concepteurs. Ce long-métrage est sans doute le plus sombre de l’histoire des Studios Disney et aborde des thèmes pour le moins inaccoutumés. L’atmosphère pesante et sinistre, tout autant que la morbidité du scénario ont souvent été jugées inadaptées à un jeune public. Le film n’a jamais pu se détacher de cette image malgré des personnages attachants tels la princesse Eilonwy, le barde Fflewddur Fflam ou encore Gurgi, un petit animal poilu. Certains passages comme ceux de l’enlèvement de Hen Wen par deux dragons ou le réveil des soldats morts sont des scènes de violence et d’épouvante inédites chez Disney. Le Seigneur des Ténèbres, ou the Horned King, est une créature terrifiante et diaboliquement charismatique, incarnant à elle toute seule le caractère macabre du film – il est doublé par l’excellent acteur britannique John Hurt (Midnight Express, Alien, The Elephant Man, 1984, V pour Vendetta).
Taram et le chaudron magique est également le premier film Disney où l’on voit un personnage saigner. Par ailleurs, aucune partie chantée n’est insérée dans la narration, un fait assez rare pour les studios. La musique d’Elmer Bernstein participe grandement à l’installation d’une ambiance inquiétante avec l’utilisation des Ondes Martenot, un des plus anciens instruments de musique électronique connu pour générer une musique fantomatique – les Ondes Martenot furent, comme la thérémine, régulièrement employée pour accompagner les films de science-fiction comme Mars Attacks! de Tim Burton.
Après l’intermède quelque peu sordide de Taram et le chaudron magique, Disney revient une énième fois à un long-métrage centré sur des animaux avec Basil, détective privé qui sort en 1986. Comme dans Bernard et Bianca, le film présente un monde de souris vivant dans l’ombre des Hommes, mais l’action est située en 1897 dans le Londres de l’ère victorienne et aucun humain n’interagit dans l’histoire. Le film s’inspire d’une série de cinq livres pour enfants écrits par Eve Titus, intitulés Basil of Baker Street. Voici un bref résumé de l’intrigue : alors qu’il célèbre l’anniversaire de sa petite fille Olivia, le fabricant de jouets Mr. Flaversham, se fait enlever par Fidget, une chauve-souris boiteuse au service du professeur Ratigan. Ce dernier est un rat cruel et démoniaque régnant sur les bas quartiers de Londres, projetant de renverser la reine des souris à Buckingham Palace et de prendre sa place. Olivia requiert alors l’aide de la célèbre souris détective, Basil de Baker Street, qui, assisté du docteur Quentin Dawson parviendra à déjouer les plans du professeur Ratigan.
Tous les protagonistes principaux sont évidemment basés sur les personnages crées par Sir Arthur Conan Doyle un siècle plus tôt, dont le grand détective Sherlock Holmes et son fidèle partenaire le docteur Watson. De nombreux éléments présents dans le film sont directement issus de l’univers de l’auteur britannique. Tout comme Sherlock Holmes, Basil est un personnage grand, mince, élégant mais négligé, fumeur de pipe, mélomane et violonniste. Il porte exactement le même chapeau et le même manteau que son homologue humain et prononce une légère variante de sa plus célèbre réplique : « Elementary, my dear Dawson ». Bien que les studios Disney aient voulu exorciser l’expérience traumatisante de Taram et le chaudron magique en réalisant un film plus drôle et familial, l’intégralité de Basil, détective privé se déroule la nuit, ce qui apporte irréfutablement au film une atmosphère inquiétante.
Le principal antagoniste du film, le professeur Ratigan, est un personnage éminemment malfaisant et effrayant, fortement inspiré par l’artiste qui lui prête sa voix, l’inoubliable Vincent Price. Cet acteur au physique de dandy inquiétant et à la voix caressante, figure emblématique du cinéma d’horreur, livre dans Basil, détective privé une prestation remarquable. Il avouera lui-même que le professeur Ratigan fut le plus beau rôle de méchant de toute sa carrière. Malgré des éléments plutôt angoissants, Basil, détective privé s’apparente plus à une comédie policière animalière et bénéficie d’un aspect humoristique agréable. Niveau animation, le film est particulièrement intéressant pour la scène de combat ayant lieu dans l’horloge de Big Ben. Elle est la première séquence de Disney à combiner de manière aussi importante des images de synthèse et une animation traditionnelle – plus de 50 pièces ont été générées par ordinateur. La musique est quant à elle signée Henry Mancini, compositeur principalement connu pour avoir collaboré avec le réalisateur Blake Edwards sur des films comme Breakfast at Tiffany’s (1961), ou La Panthère rose (1963).
Toujours dans une envolée anthropomorphique, et dans la lignée du long-métrage précédent, les studios Disney se tournent vers un autre auteur de renom en adaptant Oliver Twist. Ce classique de la littérature britannique publié par Charles Dickens en 1846 avait déjà fait l’objet d’un film musical : Oliver! de Carol Reed, sorti en 1968 et lauréat de cinq Oscars, dont ceux de meilleur film et de meilleur réalisateur. Ce nouveau long-métrage d’animation s’intitule Oliver et Compagnie et sort en 1988. L’histoire est retranscrite dans le New York des années 1980, où un petit chaton abandonné est pris en charge par une bande de chiens errants, puis recueilli par Jennifer, une jeune fille délaissée par ses parents richissimes.
Oliver et Compagnie n’a rien d’un grand film et souffre de la comparaison avec les anciens classiques du genre comme La Belle et le Clochard et Les 101 Dalmatiens. Pourtant, les concepteurs du film ont mis la main à la pâte. Ils ont tout d’abord réalisé un voyage préparatoire à New York durant lequel ils ont photographié les rues avec une perspective à la hauteur des chiens. Par ailleurs, sur un plan purement technique, les objets de la vie courante ont eux été créés par ordinateur : voiture, taxi, bus, limousine, égouts, métro, etc… Une grande première dans l’histoire du studio, qui créa pour l’occasion un département spécifique aux animations de synthèse. Oliver et Compagnie est également le premier long-métrage d’animation Disney à insérer de vraies publicités dans les décors, comme Coca Cola ou Sony. Dans une émission américaine consacrée à Disney, il fut précisé que l’on avait mis ces publicités pour le réalisme du film et non dans un but lucratif.
D’une manière générale, le film est reçu assez négativement. L’animation est décrite comme criarde et rigide, les chansons plutôt médiocres et le scénario très prévisible. Cependant, rappelons tout de même la participation de Billy Joel, pianiste, chanteur et compositeur américain, pour la bande originale du film. Deux de ses chansons relèvent le niveau : Once Upon a Time in New York City et Why Should I Worry?.
Si Oliver et Compagnie n’est finalement qu’un film de plus où les chats et les chiens possèdent le don de parole, il n’en demeure pas moins celui qui a permis aux studios Disney de renouer avec le succès et d’entrer ainsi dans un nouvel âge d’or, grâce à une belle réussite commerciale.